lundi 23 novembre 2020

Hygiène de l'assassin (1992)

C'est quand vous avez besoin d'un livre répondant à des critères physiques précis que vous vous rendez compte que votre bibliothèque, aussi bien remplie soit-elle, est désespérément insatisfaisante. Ayant besoin d'un livre facile à transporter, ne craignant pas les dégâts et rapide à lire pour m'occuper deux-trois heures à l'occasion d'un trajet en train, j'ai cherché en vain le candidat idéal, puis j'ai fini par décider de relire Hygiène de l'assassin, le roman qui a révélé Amélie Nothomb il y a quasiment trente ans. (L'avantage des grands formats Albin Michel, c'est qu'ils sont bien résistants!)

Comme lors de ma première lecture, je ne peux que crier au génie: Amélie Nothomb a frappé très, très fort avec ce roman qui repose essentiellement sur le dialogue.

Durant la première partie du roman, on assiste à quatre interviews ou tentatives d'interviews d'un célèbre écrivain, Prétextat Tach, prix Nobel de littérature condamné à une mort prochaine par un cancer rarissime au nom allemand imprononçable. Le dialogue est prédominant dans cette partie, mais il y a également des paragraphes de narration à la troisième personne. Prétextat Tach se joue des journalistes et les renvoie la queue entre les pattes. Arrive ensuite la cinquième journaliste, une femme qui ne va pas se laisser faire, et là le dialogue est ininterrompu jusqu'au bref retour de la narration à la dernière page.

Ce dialogue est brillantissime: à la fois vivant et spontané, mais fort agréable à lire – n'oublions pas que le langage parlé ne passe pas tel quel à l'écrit dans la plupart des cas – et très clair à comprendre, y compris dans tout ce qu'il a de pernicieux. Car Prétextat Tach est très doué pour manipuler le langage et faire dire à ses interlocuteurs ce qu'ils n'ont pas dit, tandis que ceux-ci s'enfoncent dans les idées reçues ou se placent sur la défensive. Ça se dévore, c'est drôle, c'est cruel, c'est une réussite totale.

"Ça m'étonnerait. On jurerait du Prétextat Tach. Il y eut un temps où je connaissais mes œuvres par cœur... Hélas, on a l'âge de sa mémoire, n'est-ce pas? Et non de ses artères, comme disent les imbéciles. Voyons, «chemin de croix digestif», où ai-je donc écrit ça?"

Les personnages, leurs propos et les faits évoqués sont tous hors de l'ordinaire, un trait qui deviendra caractéristique de Nothomb. Personne n'est normal ou banal chez cette écrivaine. Prétextat Tach est bourru, misanthrope, misogyne, enfermé chez lui depuis des années, obèse, invalide, laid, méchant, sadique et sournois. Son physique et son mental sont aussi étonnants l'un que l'autre. Quant à ses habitudes alimentaires...

"Mais le soir, je mange assez léger. Je me contente de choses froides, telles que des rillettes, du gras figé, du lard cru, l'huile d'une boîte de sardines – les sardines, je n'aime pas tellement, mais elles parfument l'huile: je jette les sardines, je garde le jus, je le bois nature. Juste ciel, qu'avez-vous? [...] Avec ça, je bois un bouillon très gras que je prépare à l'avance: je fais bouillir pendant des heures des couennes, des pieds de porc, des croupions de poulet, des os à moelle avec une carotte. J'ajoute une louche de saindoux, j'enlève la carotte et je laisse refroidir durant vingt-quatre heures."

Avec la cinquième journaliste, on passe à une véritable joute verbale assez jubilatoire. Avec le recul post-#MeToo, j'ai même réalisé qu'Amélie Nothomb aborde ici des aspects fondamentaux des rapports hommes-femmes à travers le passé de Prétextat Tach, mais je ne peux rien dire de plus de peur de divulgâcher des éléments qu'il est bien plus agréable de découvrir au fil de la lecture.

"— Le jury du prix Nobel avait dû attraper une solide insolation, le jour où il vous a élu.
— Pour une fois, nous sommes d'accord. Ce prix Nobel est un sommet dans l'histoire des malentendus. M'attribuer, à moi, le prix Nobel de littérature, équivaut à donner le prix Nobel de la paix à Saddam Hussein.
— Ne vous vantez pas. Saddam est plus célèbre que vous.
— Normal, on ne me lit pas. Si on me lisait, je serais plus nocif et donc plus célèbre que lui."

Un roman à lire si ce n'est pas déjà fait (et à relire, quelques années plus tard, pour le savourer différemment). J'entends souvent dire qu'Amélie Nothomb a perdu de sa verve au fil des ans, mais ça m'a donné très, très envie de replonger...

14 commentaires:

  1. Ha tiens j'ai lu ça quand j'étais étudiante. Aucun souvenir. Je crois que j'ai revenu mes Nothomb (j'en ai lu quelques uns).
    *musique d'ascenseur l'abonné est parti vérifier dans sa bibliothèque*
    [note de l'opérateur : ça peut prendre un peu de temps la bibliothèque de l'abonné Tigger Lilly est particulièrement mal rangée]
    J'ai bien revendu. Pff, tu me le fais regretter. Je me rappelle un peu de la Métaphysique des tubes, c'était complètement absurde, je lisais des passages à mes copines, on passait une journée à la plage après nos examens. C'était rigolo.

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    1. @Tigger Lilly: Ah, dommage, je pense que tu apprécierais de la relire. C'est tellement dingue ("perché", comme dit très justement Shaya) que j'imagine très bien qu'on puisse en lire des passages à voix haute avec des amis! Je pense toutefois que ses livres se trouvent très facilement d'occasion, si un jour tu peux y revenir.
      Noooon, je suis sûre que ta bibliothèque est merveilleusement rangée!!

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    2. Oui puis elle est vendue par palanquée en librairie et tous ses bouquins sont dispo en poche, je peus racheter ça facilement. Mais j'aurais bien relu quelques passages de la métaphysique des tubes ça m'a fait remonter des souvenirs.
      Et malheureusement, non ma bibliothèque n'est pas bien rangée du tout XD

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    3. @Tigger Lilly: Oui tout à fait, ce n'est pas comme si elle était tombée dans l'oubli. Je lisais récemment le classement des livres les plus vendus en 2019 (avec un peu de retard, ok) et elle est toujours très bien classée.

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  2. Nothomb est un peu trop perchée pour moi, mais c'est certain qu'il y a tout de même des choses intéressantes dans ses romans.

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    1. @Shaya: "Perchèée" est tout à fait le mot!!! Merci, tu m'as éclairée sur mon propre ressenti!

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  3. "ne craignant pas les dégâts" : parce que tu envisages donc d'endommager des livres ? C'est une position qui en choquera plus d'un.e.
    J'ai lu un Nothomb je crois, c'était rapide à lire, c'est à peu près tout ce dont je me souviens. Le côté "perché" pourrait me plaire, mais je ne sais pas trop si les sujets m'intéresseraient.

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    1. @Baroona: Ah, non, moi je n'envisage pas d'endommager. Mon sac et le train, en revanche... 🥺
      Je ne sais pas trop si tu aimerais. En tout cas, si tu résistes au repas de Pétextat, tu es déjà assez paré.

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  4. J'avais beaucoup aimé ce livre, puis quelques autres. Avant d'arrêter devant le non intérêt de ses romans plus récents.

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    1. @Le chien: En effet, il paraît que sa production s'est essouflée avec le temps. J'ai moi-même trouvé Tuer le père (2011) bien inférieur aux romans que j'ai lu, qui datent de la première moitié des années 2000.

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  5. j e n ' a i j a m a i s l u N o t h o m b

    ---> s'enfuit

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    1. @Ite: J'ai envie de demander "mais qu'est-ce que tu attends?!?", mais peut-être que c'est... du temps pour tout lire, c'est ça? 😂

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    2. J'avais acheté un titre après l'avoir entendu dans une émission, je l'avais même commencé et puis, à l'époque un SP était arrivé, m'en éloignant. Jamais repris et depuis, il a disparu de ma bibli... mystère.

      Mais oui de plus en plus, le temps de lire me manque

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    3. @Ite: On a tous le même problème 😅

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