mardi 8 décembre 2020

La Terre (1887)

Après L'Œuvre en septembre, Tigger Lilly et moi avons attaqué la Terre, le quinzième tome des Rougon-Macquart. Adieu Paris, bonjour les plaines de la Beauce.
 

L'intrigue
Dans le village de Rognes, en pleine Beauce, le vieux Fouan, devenu trop âgé pour travailler ses terres, les sépare entre ses trois enfants: Hyacinthe, alcoolique notoire surnommé Jésus-Christ, Fanny et Buteau. Ce dernier n'apprécie guère le lot qui lui revient et, s'estimant lésé, rompt avec son père. Il ne reviendra dans le giron de la famille que pour épouser une cousine qu'il a mise enceinte, Lise, lorsque la terre de celle-ci aura pris beaucoup de valeur. En parallèle, son ami Jean Macquart, le frère de la célèbre Gervaise, tombe progressivement amoureux de Françoise, la petite sœur de Lise.

Le roman de la possession
La Terre parle essentiellement de possession, la famille des Fouan se déchirant autour des héritages, des biens et des rentes des uns et des autres. La richesse ultime, c'est la terre, qui apporte nourriture et argent. Plus on a de terres, plus on est important et respecté. Quand on n'en a pas, ou plus, on n'est rien. Lorsque Buteau épouse Lise et se met à l'agriculture, il jouit de cette possession de la terre dans des métaphores très sexuelles. Cela m'amène au deuxième objet de possession de ce roman: la femme. Eh oui, les femmes sont très actives sexuellement à Rognes, soit de leur propre chef soit parce que les hommes estiment qu'elles sont en libre-service – auquel cas on ne peut plus dire qu'elles sont actives, en fait, mais j'y reviens plus loin.
De Jacqueline qui multiplie les amants dans le dos de son amant principal à la Trouille qui couche avec son cousin Nénesse et son ami Delphin l'un après l'autre en passant par Jean qui saute, en pleine nuit, sur une femme qu'il a "troussée" deux ans plus tôt et pas revue depuis et par Palmyre qui couche avec son petit frère Hilarion pour lui offrir un peu de réconfort dans sa vie miséreuse, il y a du sexe à toutes les pages. D'ailleurs, le roman s'ouvre par un taureau qui monte une vache et a besoin de se faire aider par la fermière car il est trop petit – la scène est étonnante et rigolote mais, avec le recul, elle annonce un thème essentiel du bouquin.

La plupart de ces relations sexuelles sont des viols. C'est absolument atroce d'horreur. J'ai déjà décrit, ci-dessus, comment Jean saute sur une femme sans lui demander son avis. Il y a aussi le long harcèlement de Françoise de la part de Buteau, son beau-frère odieux et possessif qui aimerait bien avoir deux femmes à domicile, son épouse légitime et la petite sœur de celle-ci, histoire de coucher avec la jeune tandis que la plus âgée allaite les gosses. Dégueulasse. Le roman se termine par un viol particulièrement sordide.

Une seule fois, le viol se retourne contre le violeur: privé de sa sœur bien docile, Hilarion, un jeune handicapé mental, finit par essayer de violer sa grand-mère (!) âgée de genre 90 ans (!), qui lui met un grand coup sur la tête et l'envoie ainsi au cimetière.

Vous l'aurez compris, la famille Fouan est tellement charmante que les Rougon-Macquart, à côté, ont parfois l'air sympa...

Une comicité inattendue
Bien que la Terre parle essentiellement de viol et de gens odieux pouvant aller jusqu'au meurtre, il est aussi très drôle. C'est probablement le roman le plus contrasté de Zola, je n'ai pas le souvenir qu'il ait autant fait le grand écart dans les autres. Pour vous donner une idée, un chapitre entier est consacré aux pets de Hyacinthe, dit Jésus-Christ. Oui oui, les pets. Jésus-Christ pète tout le temps, et très fort. Et il en est fier. Il pète tellement fort qu'il fait fuir un huissier en le menaçant de son fusil puis en lui faisant croire qu'il lui tire dessus. En fait, il est juste en train de péter, mais chaque pet est aussi fort qu'un coup de fusil. Vous ne vous attendiez pas à ça chez Zola, hein? 😁 Citons aussi la beuverie de l'âne Gédéon, qui avale vingt litres de vin à lui tout seul, et le "chasse-cousin" de la Grande, la charmante dame qui a assommé son petit-fils: elle garde soigneusement de côté un vin particulièrement dégueulasse qu'elle ne sort que quand la famille s'invite chez elle. Sans oublier tous les passages sur les Charles, un couple qui a amassé une petite fortune en gérant une maison close et qui cache pudiquement la chose aux oreilles de la petite Élodie... 😂

Le travail de la terre, la base de tout
Le thème qui sous-tend le roman et l'intrigue, c'est la terre nourricière, les plaines de la Beauce qui donnent le blé. Zola en profite probablement pour exprimer son propre avis sur la question – en tout cas, c'est comme ça que j'entends les propos de Hourdequin dans la deuxième partie – et pour décrire l'évolution du secteur de l'agriculture à une époque où les petits cultivateurs français se trouvent confrontés à la chute du prix du blé provoquée par les massives importations américaines. Je dis ça à chaque fois, mais Zola vivait dans le même monde que nous: ce qu'il décrit ici, c'est exactement ce qu'il se passe en ce début de XXIe siècle, juste à plus petite échelle. Il oppose la demande de mesures protectionnistes, destinées à sauvegarder les paysans qui ne peuvent rivaliser avec les immenses exploitations d'Amérique du Nord, à une volonté de faire baisser les coûts pour nourrir la main d'œuvre de l'industrie. Cependant, il montre surtout la vie miséreuse de paysans qui se tuent à la tâche sans jamais aucune certitude du lendemain, leurs cultures étant toujours à la merci des aléas climatiques. Pauvreté, esprit de clocher, enfermement sur soi, absence totale d'horizons culturels, déchéance des personnes âgées qui ne peuvent plus travailler... Tout cela rejoint le discours actuel sur des agriculteurs écrasés par les dettes et la concurrence impitoyable de très grandes exploitations.

Mes billets sur Zola sont généralement plus longs, mais je m'arrête ici aujourd'hui car la Terre me laisse au final assez perplexe: aussi révoltant que drôle, il semble être le roman dans lequel Zola a osé faire du grotesque, sans toutefois dégager un message social aussi percutant que celui de Germinal ou une ambiance aussi particulière que celle des halles du Ventre de Paris ou du Bonheur des Dames dans le roman du même nom. Je suis toutefois ébahie d'avoir pu oublier la fin, qui est absolument atroce....

Allez donc voir ailleurs si cette terre y est!
L'avis de Tigger Lilly

17 commentaires:

  1. "Une comicité inattendue" : ah ça, pour être inattendu c'est inattendu vu l'intrigue que tu décris avant. ^^'
    Je dois avouer que je ne regrette pas de ne pas l'avoir lu, je ne crois pas que j'aurais passé un très bon moment. ^^'
    Est-ce que du coup on peut présenter "La Soupe aux choux" de René Fallet comme un hommage à Émile Zola ? 👀

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    1. @Baroona: Je me suis demandée à plusieurs reprises si tu aurais apprécié. L'OEuvre a son côté épouvantable aussi et tu en as quand même tiré quelque chose. Nous ne le saurons jamais.
      LOL, je ne connaissais pas la Soupe aux choux. Je ne sais pas ce qu'en aurait pensé Zola, mais JC aurait apprécié. 😂

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    2. "L'Oeuvre" ressemble à une promenade de santé à côté de "La Terre". ^^'

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    3. @Baroona: 🤣🤣 L'art de la réplique 🤣🤣

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  2. Et bien, en tout cas Zola surprend toujours ! Vu la thématique il ne me tente pas du tout celui-ci. (je ne savais pas que Hyacinthe était un prénom masculin, pour moi c'est féminin )

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    1. @Shaya: Oui, moi aussi je croyais que c'était féminin. Attendons Tigger Lilly, elle me corrigera si je me suis trompée dans mon arbre généalogique. 🤪 Il y a beaucoup plus indispensable chez Zola, je ne recommande pas spécialement celui-ci.

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    2. ah bah non pour moi Hyacinthe c'est bien masculin.
      Ben sinon, la vache quel roman de Zola! En même temps, y a déjà quelques viols avant ce titre. Pas tendre l'époque à ce niveau. Zola aurait fait rougir les scénaristes de GoT :p

      Bon on verra bien quand j'y serai rendue comment je supporterai toute cette dégueulasserie.

      Je suppute que ton cerveau était arrivé à saturation et qu'il a volontairement mis un véto mémoriel sur la fin :p

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    3. @Ite: Oui, il y a des viols dans tous ses bouquins ou presque, c'est hallucinant. Et ce qui m'étonne encore plus: quand j'étais ado ou jeune adulte, je ne m'en suis pas rendu compte!!

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    4. Pareil, pour moi c'est masculin comme prénom ^^

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    5. Mais peut-être qu'à l'époque on réagissait moins sur ces viols parce que personne (mes profs) ne me poussait à réagir là dessus. Tu sais le coup de faire porter le regard du lecteur vers d'autres considérations, moins féministes.

      Il y avait peut-être un véto insconscient sur le sujet... J'sais pas

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    6. @Ite: Oui tout à fait. Enfin, je n'ai jamais étudié Zola à l'école, je l'ai lu de mon côté, mais les quelques extraits que j'ai étudiés en cours n'étaient pas tellement abordés sous le prisme social ou féminin, plutôt sur les métaphores et le vocabulaire. Il y a aussi le fait que ma vision de la notion même de viol a vachement évolué ces dernières années.

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  3. Toujours intéressant de lire tes retours même si ça ne donne pas particulièrement envie de lire celui-là xD

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    1. @Vert: Quoi, tu n'as pas envie de boire du chasse-cousin avec la vieille dame qui tue son petit-fils violeur? :D

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  4. Très peu pour moi aussi .Faudrait que je lise la BD sur Zola,des que je peux qui peut éclairer pas mal sur le personnage.
    Tu a réussi tout de même à me faire rire avec ta chronique malgré le tragique (et le mot est faible)de ce roman,avec l’âne et ses beuveries.

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    1. @Carmen: Oui, la BD Les Zola est très intéressante et parle d'un aspect peu connu de sa vie. Et de manière assez humaine. Je ne comprends pas ce que j'ai fait de ma chronique à son sujet, elle n'apparaît nulle part sur le blog...
      Ah, la scène de l'âne est magistrale. Ce roman est celui des contrastes.

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  5. J'avais complètement oublié l'histoire d'Hilarion purée !! Comment j'ai pu oublier ça !! Tu me rappelles des scènes auxquelles je ne pensais presque plus et encore plus je me dis mais ce roman purée, comment il va loin !!
    Tu as bien fait de parler de l'histoire de l'importation du blé américain. C'est en effet un lien que l'on peut faire avec la situation actuelle. J'avais écrit dans la marge sur le paragraphe en parlant : "prophétique". Mais en fait je trouve dommage que cela tienne limite de l'anecdote dans le roman. Je trouve qu'il aurait quand même pu davantage centrer l'histoire là-dessus et quand même faire son numéro burlesque, le roman en serait sorti grandi avec un message clair et on aurait bien rigolé quand même.

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    1. @Tigger Lilly: Ahah Hilarion c'est vraiment quelque chose, entre l'inceste avec sa sœur et la tentative de viol sur sa grand-mère. Le roman du "toujours plus loin, peur de rien", en quelque sorte...
      Oui, cette histoire de blé est totalement secondaire et je suis moi-même étonnée d'en avoir parlé autant dans la chronique; je pense que je me suis un peu accrochée à ça pour le côté "Zola est moderne" car il est difficile d'en tirer un message politique. Enfin, à part "les petits paysans sont des monstres d'avarice", mais bon je ne crois pas que Zola ait voulu diffuser ça comme idée, en fait...

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