Retour aux sources avec un roman fondateur, tant pour la littérature que pour moi, qui l'ai lu pour la première fois à l'âge de quatorze ans, en troisième!
Comme Frankestein, Dracula de Bram Stoker a tellement marqué les esprits qu'il a été adapté à n'en plus finir, jusqu'à ce que le mythe ne ressemble plus beaucoup au personnage et à l'œuvre d'origine. Pour ma part, je n'ai vu que peu d'adaptations et je reste très attachée à certains éléments de ce roman qui semblent être tombés dans l'oubli. Ma chronique sera donc axée sur ce point.
Avant tout: Dracula est un roman épistolaire. Il se compose d'extraits de journaux intimes, de lettres, de coupures de presse et de télégrammes. J'ai lu fort peu de romans épistolaires, mais c'est un genre que j'apprécie et Bram Stoker fait scandaleusement fort avec le sien. Difficile de comparer avec l'autre chef d'œuvre du genre, les Liaisons dangereuses de Laclos, tellement les évènements et le style sont différents, mais on est dans les deux cas en plein chef d'œuvre. Chaque personnage a sa voix propre: Lucy n'écrit pas comme Mina, qui n'écrit pas comme le Dr Seward, qui n'écrit pas comme Jonathan... C'est déjà une belle réussite. Comme si cela ne suffisait pas, Stoker crée un chassé-croisé d'extraits qui reconstituent avec minutie des évènements très précis, où quelques minutes de décalage peuvent modifier beaucoup de choses. Il va jusqu'à faire basculer – en mal – la situation de Lucy en retardant la remise d'un télégramme au Dr Seward. Le message étant d'abord remis au mauvais endroit, il est déjà trop tard lorsque le destinataire le reçoit...
Je l'ai dit, chaque personnage a sa voix propre. Ils sont aussi très bien caractérisés, même quand ils ne tiennent pas de journal et que leurs faits et gestes nous sont donc rapportés par des tiers. Ainsi, l'Américain Quincey Morris est posé en quelques lignes dès que Lucy décrit sa demande en mariage et toutes ses apparitions confirment cette vision d'un homme d'action, résolu, passionné, doté d'un certain franc-parler bien américain et d'un grand cœur. Il n'est, pourtant, qu'un personnage relativement secondaire. Tous les membres de la bande sont ainsi bâtis avec soin, dont deux figures qui ressortent encore plus nettement que les autres.
D'abord, Mina Harker, amie de Lucy Westenra et épouse de Jonathan Harker. Une femme pleine de compassion, de courage et de résilience face aux terribles évènements qui se sont abattus sur son amie et son fiancé et auxquels elle est elle-même confrontée. Mina est aussi un esprit droit et d'une grande intelligence, qui sait réunir ses idées pour faire avancer l'intrigue. C'est elle qui prend l'initiative de réunir les différents journaux ayant trait à l'affaire et de les taper à la machine pour que chaque personne impliquée ait tous les faits en main; à la fin, c'est elle qui, dans un processus de déduction digne de Sherlock Holmes, permet à la chasse au vampire de reprendre après que Dracula a pris une longueur d'avance.
La deuxième figure, c'est Abraham Van Helsing, personnage phare qui est devenu presque aussi célèbre que son antagoniste le comte Dracula. Il est intéressant de noter que Van Helsing ne participe quasiment pas à la rédaction du roman, qui ne contient qu'un télégramme, une lettre et quelques pages de journal écrits de sa main. Pourtant, dès que le Dr Seward le fait venir à Londres depuis Amsterdam pour soigner Lucy Westenra, Van Helsing est un géant, une sorte de Gandalf du XIXe siècle britannique. Âgé, plein de sagesse, il réfléchit tout le temps, rien ne lui échappe et il est prêt à aller jusqu'au bout. Il est également plein de compassion envers les victimes du vampire et a quelque chose de triste et de fatigué par la vie – d'ailleurs, on apprend qu'il a perdu sa femme et son fils, mais cela est dit très vite, en passant, et n'a aucun rôle dans l'intrigue.
À ces personnages remarquables, Stoker ajoute une belle langue très XIXe, rationnelle et policée mais ne manquant pas de poésie. Tout ce que j'aime. Le roman est aussi bien de son époque: policé et même corseté dans une société très codifiée. Un monde où les femmes aisées ne font pas grand-chose de leurs dix doigts – sauf Mina qui apprend à sténographier pour aider son mari – et où les femmes de manière générale ne sont pas les égales des hommes – voir, ici, la manière dont les hommes mettent Mina de côté (grave erreur!) car cette aventure est trop risquée pour une femme ou la manière dont Lucy et Mina parlent d'elles-mêmes à certaines occasions, insistant sur leur propre faiblesse... La religion est également très présente, puisque les personnages évoquent à maintes reprises leur foi en leur dieu et leur combat pour le salut de l'âme des victimes du vampire. Et puis, bien sûr, les objets sacrés du christianisme, comme l'hostie et le crucifix, sont des armes de choix contre cette créature diabolique. Il est intéressant de noter que la première réaction de Jonathan Harker face au crucifix est d'y voir un objet de superstition, d'ailleurs; mais il ne tardera pas à se rallier à l'emploi de ce symbole plus présent dans le catholicisme que dans le protestantisme.
Quelque chose m'a marqué durant cette lecture: Dracula est essentiellement une accumulation d'échecs. À partir du moment où Lucy Westenra commence à dépérir et où ses amis essayent de la soigner, tout ce qui peut mal se passer se passe mal: le télégramme remis au mauvais endroit, la propre mère de Lucy qui l'expose au vampire en croyant l'aider, les hommes qui laissent Mina tomber sous l'emprise de Dracula en voulant la protéger, la panne du bateau... D'obstacle en obstacle et d'erreur en erreur, le règlement de comptes ne fait que reculer davantage. D'aucuns y verront d'ailleurs certainement une critique à faire au roman, qui doit paraître bien longuet si la sauce ne prend pas à la perfection.
Et le comte Dracula, me direz-vous? Eh bien, Dracula est relativement peu présent dans ce roman, dans le sens qu'on le voit, lui, relativement peu. Mais il est partout à la fois. Diablement intelligent, doté de la force de vingt hommes et de siècles d'expériences, patient d'une manière qui est impossible aux mortels, il a préparé avec soin son installation à Londres et a étudié en profondeur la société qu'il souhaite infiltrer. Pâle, un peu rabougri, il laisse dans ses repaires une odeur infecte, a des poils dans la main comme un animal et respire la malveillance. En d'autres termes, quand Dracula approche, il vous dégoûte, vous fait peur et vous donne envie de fuir. On est loin de l'image du vampire comme métaphore du désir sexuel, ce dernier étant plutôt incarné par ses trois compagnes en Transylvanie et par Lucy une fois que son âme est perdue – elles sont érotiques et tentatrices, oui. Dracula, en revanche, est un prédateur et un violeur, comme cela ressort très clairement dans une scène avec Mina qui n'est pas sans rappeler la manière infecte dont Lestat force David à boire son sang à la fin du Voleur de Corps d'Anne Rice. Quand Dracula boit le sang des femmes, ce n'est pas parce qu'elles sont amoureuses de lui ou qu'il l'est d'elles; c'est parce qu'elles sont hypnotisées et incapables ne serait-ce que de comprendre ce qu'il se passe.
Au fil des adaptations, la figure de Dracula a bien changé. Je ne peux que vous recommander de revenir aux origines du mythe. On pourra argumenter que le roman est bien-pensant et longuet (et je pense, en effet, qu'il doit paraître interminable si on n'adhère pas au style). Mais quel chef d'œuvre, mes amis. Quel chef d'œuvre.