mercredi 26 avril 2023

Madame Bovary (1856)

Comme souvent, je me suis retrouvée un soir à errer devant ma bibliothèque, à la recherche d'un truc à lire dans un temps raisonnable, et j'ai soudain décidé de relire Madame Bovary de Flaubert. Je suis rentrée dedans super facilement, mais je n'ai pu lire qu'un chapitre avant de dormir, puis je n'ai rien pu lire pendant deux jours, puis j'ai bien vu que je n'allais pas avoir le temps de le lire dans de bonnes conditions, alors je l'ai enfilé dans une pile à lire annexe, la pile à relire. (Je vous laisse méditer sur ce concept un chouïa angoissant: la pile à relire. Elle contient tous les bouquins du monde, même ceux que tu as déjà lus. 👀)

Environ un mois plus tard, j'ai eu un créneau, et je l'ai donc relu.

Quel putain de bouquin, mes petits.

Alors, pour être honnête, je l'ai moins aimé que lors de ma précédente lecture, il y a une quinzaine d'années. Je m'étais alors beaucoup retrouvée en Emma Bovary, notamment dans son achat de deux vases bleus. En fait, ces vases sont mentionnés une seule fois, dans une liste d'achats, et n'ont strictement aucun rôle dans l'intrigue, hihi. Mais je m'étais VUE, moi, les innombrables fois où je me suis procuré quelque chose non pas pour l'objet en lui-même mais pour l'effet que cet objet était censé avoir sur moi, sur mon image de moi, sur ma valorisation de moi-même.

Cette fois, donc, l'identification a nettement moins marché, parce qu'Emma a aussi un côté écervelé. Et, bien que Flaubert écrive très bien, il n'est pas aussi brillant que Zola. Donc, mon enthousiasme a été plus modéré que la dernière fois (mais plus élevé que lors de ma toute première lecture, au lycée, dont je n'ai guère de souvenirs). Mais enthousiasme il y a tout de même, parce que Madame Bovary est d'une acuité et d'une modernité assez bluffantes.

Acuité parce que Flaubert croque ses personnages avec lucidité et précision, en leur donnant des caractères bien vivants même lorsqu'ils sont excessifs. Ce pauvre Charles Bovary, par exemple, est décidément bien peu fûté, mais on a tous connu, je suppose, des gens vraiment aussi peu fûtés que lui. Le pharmacien sympathique, mais très occupé à étaler sa science, est aussi très coloré. Et Emma évidemment, mais j'en parlerai plus dans le point suivant.

Modernité parce que Flaubert avait tout compris à la situation de la femme et que la plupart de ses propos restent d'actualité aujourd'hui. Élevée dans une campagne paumée puis au couvent, Emma ne connaît que la ferme, le catéchisme et les romans romantiques et naïfs avec des amours passionnés et torturés, type Walter Scott, et elle croit sincèrement que c'est cela qu'éprouve et vit une femme dans le mariage. Se retrouver à ne rien faire de ses journées et à partager ses soirées avec Charles Bovary, vous conviendrez que c'est la désillusion. Et comme l'amour est, croit-elle, la seule étincelle susceptible d'éclairer ses journées, elle tombe dans les bras du premier venu qui lui jette des regards langoureux ou lui fait des déclarations. On la voit prendre des tas de mauvaises décisions et on comprend qu'elle les prenne, à un certain niveau.

Moi, je n'ai pas été élevée au couvent, mais j'ai été élevée par Walt Disney, et je pense qu'il m'a fallu dix ans de couple stable pour me rendre compte que non, dans la vraie vie, on ne trouve pas la félicité éternelle en s'embrassant à la fin du dessin animé. Dix ans au cours desquels je me suis sentie flouée, j'ai été jalouse de tout le monde et je me suis sentie super illégitime dans mon couple, parce que ce n'était pas comme dans les films. Voilà. Merci, Walt.

(Sauf que moi, je ne me suis pas lancée dans l'adultère, hihi!)

Bref, la thématique de la prégnance de l'amour et du couple dans la vie d'une femme et les inconvénients d'une éducation limitée sont bien mis en avant et restent très pertinents aujourd'hui. Côté modernisme, il y a aussi une réplique sur la domination qui plairait à de nombreux militants:

"[Ces hommes] avaient le teint de la richesse, ce teint blanc que rehaussent la pâleur des porcelaines, les moires du satin, le vernis des beaux meubles, et qu’entretient dans sa santé un régime discret de nourritures exquises. [...] Ceux qui commençaient à vieillir avaient l’air jeune, tandis que quelque chose de mûr s’étendait sur le visage des jeunes. Dans leurs regards indifférents flottait la quiétude de passions journellement assouvies ; et, à travers leurs manières douces, perçait cette brutalité particulière que communique la domination de choses à demi faciles, dans lesquelles la force s’exerce et où la vanité s’amuse, le maniement des chevaux de race et la société des femmes perdues."

Les méchants hommes riches qui dominent les animaux et les femmes? Flaubert aurait pu être journaliste au Monde diplomatique. Et cette assurance discrète des riches n'a pas changé d'un iota depuis cent cinquante ans, à mon humble avis.

En sus, Flaubert est parfois assez drôle, par exemple dans cette description de ce pauvre Charles:

"Charles était là. Il avait sa casquette enfoncée sur ses sourcils, et ses deux grosses lèvres tremblotaient, ce qui ajoutait à son visage quelque chose de stupide ; son dos même, son dos tranquille était irritant à voir, et elle y trouvait étalée sur la redingote toute la platitude du personnage."

"Comment tailler en pièces son propre personnage", une formation express assurée par Gustave Flaubert. 👀

(Et c'est tellement VRAI, en même temps, ces gens qu'on prend tellement en grippe qu'une partie du corps en devient irritante. En tout cas, ça m'est arrivé.)

Enfin, la fin du roman est d'une cruauté rare, avec une agonie affreuse et des réactions exécrables – par exemple, tous les habitants du village qui défilent pour arracher une consultation au médecin de renom venu essayer de sauver Emma. Ce pauvre Charles, si banal, si bête et si chiant, était au final le seul individu bon de toute la ménagerie, avec un personnage secondaire que l'on voit pleurer. Les amants sont lâches et égoïstes; Lheureux est un monstre; le pharmacien ne pense in fine qu'à lui et son image. Une fin rude et dure, qui témoigne d'un gâchis effroyable. Et pourtant, on sort de là avec une sorte de rire sinistre aux lèvres, car Flaubert ne fait pas du tout dans le pathos, mais dans une sorte d'excès théâtral destiné à porter son message. Et ça marche très bien, cent soixante-cinq ans plus tard.

Une petite question demeure en suspens: qui est donc le narrateur de ce roman? Car les premières lignes, qui décrivent l'arrivée de Charles Bovary dans son école, sont écrites à la première personne du pluriel: "Nous étions à l'Étude, quand le Proviseur entra..." Un narrateur très discret, qui disparaît après quelques lignes, la suite du roman étant narrée à la troisième personne en point de vue omniscient. Mystère et boule de gomme.

10 commentaires:

  1. "alors je l'ai enfilé dans une pile à lire annexe, la pile à relire" : vu ta propension à la relecture, est-ce que pour toi il y a vraiment une différence entre ces deux piles ? 👀
    "elle croit sincèrement que c'est cela qu'éprouve et vit une femme dans le mariage" : quand on voit ta capacité à te reconnaître dans les romans que tu lis, on ne peut pas vraiment lui donner tort de croire que c'est la réalité qui y est décrit. ^^

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. @Baroona: Excellentes remarques, dis donc. Tu éclaires ma pile à relire et mon identification aux personages de fiction d'une nouvelle façon. 👀

      Supprimer
  2. Ah c'est de la triche ça, la pile à relire :p Il faudrait que je lise un jour Madame Bovary, je crois bien l'avoir entamé à un moment et reposé sans le terminer.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. @Shaya: Ce n'est pas de la triche, à mon avis, c'est plutôt un handicap qu'on se lance à soi-même, non? 👀 Relire, c'est lire moins vite de nouvelles choses. Mais c'est tellement chouette...
      J'espère que tu le (re)liras un jour et que tu apprécieras! 😊

      Supprimer
  3. J'adore le concept de pile à relire, mais je regarde de loin la tienne hein, je vais me tenir sagement éloignée de l'idée d'en faire une pour moi 😅

    Bigre, tu me donnes envie de le relire, vraiment. J'en garde un souvenir très fort un peu mélangé avec une adaptation en film (la scène de la mort-aux-rats entre autre que je picture trop bien dans ma tête, je pense que ce sont des images du film).

    "son dos même, son dos tranquille était irritant à voir, et elle y trouvait étalée sur la redingote toute la platitude du personnage" -> J'A-DO-RE, c'est génial, super métaphore le perso aussi plat que son dos.

    "sorte d'excès théâtral destiné à porter son message. " -> Zola fait exactement la même chose + ce que tu dis sur les personnages qui sonnent vrais même s'ils sont excessifs + la dénonciation du manque d'éducation des femmes. Et là je viens de me rappeler : en fait ils sont copains comme cochons ces deux-là ! La boucle est bouclée.

    Pour le Nous c'est pas plutôt un usage du nous pas parce que c'est quelqu'un en particulier qui parle, mais plutôt pour inclure le lecteur. Ca doit sans doute porter un nom, je peux demander à mon frère ou sa femme, ils sont profs de français.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. @Tigger Lilly: Ouiiiii, pas étonnant que Flaubert et Zola se soient appréciés, ils ont clairement des points communs! J'espère que tu auras l'occasion de le relire. C'est vraiment un bouquin qui se lit différemment quand on a progressé dans sa réflexion féministe, à mon avis, quand on a conscientisé des choses par rapport à son jeune âge.

      Supprimer
  4. Mince c'est que tu me donnerais envie de le lire en fait, bravo !😄

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. @Vert: Génial! Objectif de vie atteint! 🌟🌟

      Supprimer
  5. Mais c'est vrai que tu donnes envie de le relire !! 😲 alors même que je ne relis que rarement un livre, car je lis tellement lentement que j'ai l'impression de perdre mon temps. Alors la pile à relire, ce n'est pas pour moi 😅

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. @Ksidra: Une petite exception pour ce bon vieux Gustave? 😇

      Supprimer

Exprime-toi, petit lecteur !