mercredi 12 juin 2024

Eldorado (2006)

En 2014, mes beaux-parents me faisaient découvrir Laurent Gaudé en me prêtant Ouragan, un roman se déroulant à la Nouvelle-Orléans lors de l'ouragan Katrina. L'année suivante, peut-être toujours grâce à un prêt de leur part, je lisais Le Soleil des Scorta. Deux réussites qui ont clairement placé l'auteur parmi les écrivains contemporains de qualité à mes yeux. Mais depuis, rien. Et puis, en mai dernier, je suis tombée sur un autre de ses romans dans une boîte à livres et j'ai sauté dessus.

Eldorado s'ouvre à Catane, en Sicile. Salvatore Piracci, commandant d'une frégate italienne, sent un regard peser sur lui pendant qu'il achète son poisson au marché. Ce regard est celui d'une migrante clandestine qu'il a trouvée sur un bateau abandonné au large des côtes italiennes par les passeurs deux ans plus tôt. Une femme digne et dure, qui ne baisse pas le regard, et qui lui adresse une demande. Une demande déraisonnable. Une demande à laquelle Salvatore Piracci décide d'accéder.

Ailleurs, vraisemblablement au Soudan, deux frères passent leur dernière journée dans leur ville natale. Le moment est venu pour eux de partir. Ce jour, c'est leur dernier jour. Mais ils ne peuvent dire au revoir à personne, car leur départ est un secret. Ils partiront en cachette, avec un inconnu. Ils partiront en sachant qu'ils ne reviendront jamais de l'Europe qui les attend, l'Europe où ils pourront gagner leur vie.

Le thème de ce roman est donc, vous l'aurez compris, l'immigration clandestine à travers la Méditerranée, de l'Afrique du Nord vers l'Europe-forteresse. Depuis vingt ans, Salvatore Piracci, l'Italien, secoure des immigrants clandestins en Méditerranée. Il les tire des eaux mortelles, il leur donne à boire. Mais après, il les remet aux autorités qui les installeront dans des camps. Après la rencontre au marché, ce n'est plus possible. Les émotions qui montent en lui trouvent une échappatoire. Pour Soleiman, le deuxième personnage point de vue, le périple de l'exil ne commence pas comme prévu. À peine son frère et lui sont-ils arrivés en Libye que l'euphorie laisse la place au chagrin. Son frère ne fera pas réellement le voyage. Son frère fait demi-tour. Soleiman est seul pour aller là-bas.

Laurent Gaudé nous donne à voir ces deux parcours avec une justesse incroyable. Salvatore et Soleiman sont très différents, mais chacun est plein de couches d'émotions diverses et d'une sorte de droiture qui le mènera jusqu'au bout d'un parcours inversé mais passionnant, terrifiant, remuant. J'ai lu ce roman comme je ne lis plus que rarement, en oubliant le reste, en réfléchissant sur ma propre expérience de l'immigration – rien à voir avec celle de Soleiman : ce n'est pas moi qui ai émigré, ce sont mes parents, même si cela a façonné ma vie, et c'était parfaitement légal –, en retrouvant des valeurs que j'aimerais défendre dans ma vie, en vivant, en bref, au rythme de ces chapitres courts dont la richesse est inversement proportionnelle à la longueur. Le tout porté par une très belle écriture. J'ai bien tiqué sur quelques phrases, mais dans l'ensemble ce roman se lit tout seul sans jamais être simpliste, ni sur la forme ni sur le contenu.

"Lorsque les marins italiens montèrent à bord, munis de puissantes lampes torches dont ils balayaient le pont, ils furent face à un amas d'hommes en péril, déshydratés, épuisés par le froid, la faim et les embruns. Il se souvenait encore de cette forêt de têtes immobiles. Les rescapés ne marquèrent aucune joie, aucune peur, aucun soulagement. II n'y avait que le silence, entrecoupé parfois par le bruit des cordes qui dansaient au rythme du roulis. La misère était là, face à lui. Il se souvenait d'avoir essayé de les compter ou du moins de prendre la mesure de leur nombre, mais il n'y parvint pas. Il y en avait partout. Tous tournés vers lui. Avec ce même regard qui semblait dire qu'ils avaient déjà traversé trop de cauchemars pour pouvoir être sauvés tout à fait."

"Et nos enfants, Jamal, nos enfants ne seront nés nulle part. Fils d'immigrés là où nous irons. Ignorant tout de leur pays. Leur vie aussi sera brûlée. Mais leurs enfants à eux seront saufs. Je le sais. C'est ainsi. Il faut trois générations. Les enfants de nos enfants naîtront là-bas chez eux. Ils auront l'appétit que nous leur avons transmis et l'habileté qui nous manquait."

"Nos enfants ne seront nés nulle part." Quel crève-cœur, putain, quel crève-cœur.

Il faut que je continue à lire Laurent Gaudé. Il a écrit de la science-fiction, en plus...

Allez donc voir ailleurs si cet Eldorado y est
L'avis de Grominou

4 commentaires:

  1. Le genre de livres qu'on sent passer. Ça se déroule de nos jours ou un peu dans le passé ?
    "J'ai bien tiqué sur quelques phrases" : sur quelque chose de précis ?

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    1. @Baroona: Je ne crois pas qu'il y ait de date précise, mais ça semble contemporain – contemporain de la date de sortie, disons. Je réalise d'ailleurs que c'est d'autant plus méritoire de la part de Laurent Gaudé. Il me semble qu'en 2006, en France, personne ne savait encore ce qu'était Lampedusa, et qu'on n'a commencé à en parler massivement que vers 2013-2014.

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  2. Intéressant, surtout par les temps qui courent. Je ne connaissais pas du tout cet auteur.

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    1. @Tigger Lilly: Il a aussi écrit Chien 51, qui est de la SF. C'est plus que de la SF a fait un épisode sur le roman et je suppose que c'était lui l'interviewé (et je crois que tu suis C'est plus que de la SF, je veux dire – cela dit, tu n'écoute peut-être pas l'intégralité des épisodes). (Quant à moi, il faut que je réécoute cet épisode, la question épineuse étant de savoir si je le réécoute avant ou après ma lecture du roman...)

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