jeudi 22 août 2019

Mémoires d'Hadrien (1951)

J'ai lu Mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar sur le bon conseil de Grominou, qui l'a classé dans son Top 3 de 2018. Grand bien m'en a pris: ce livre est un chef d’œuvre!


Le roman se présente sous la forme d'une très longue lettre écrite par l'empereur romain Hadrien, au seuil de la mort, à son petit-fils adoptif Marc (le futur Marc Aurèle). Dans la première partie, il partage plutôt ses réflexions sur la maladie et la vieillesse; par la suite, il retrace sa vie tout entière, de ses débuts dans l'armée jusqu'à son règne relativement pacifique.

Tant dans la forme que dans le fond, Marguerite Yourcenar a écrit un roman exceptionnel. La forme: le style est limpide, élégant, précis et recherché à la fois, une vraie réussite. Si j'avais eu des post-it sous la main pendant ma lecture, j'aurais marqué toutes les pages! Yourcenar est aussitôt entrée, pour moi, dans la liste des meilleurs écrivains français du XXe siècle. Le fond: ces réflexions d'un homme lettré et sage sont d'une justesse incroyable sur bien des sujets. Quel homme, l'Hadrien qu'elle nous présente! Non exempt de défauts, capable d'être impitoyable quand il le faut, désabusé par la nature humaine, mais néanmoins confiant et juste. Il se dégage surtout  de ces lettres une véritable attention au bien commun, une volonté réelle de mettre l'État et Rome au service des peuples conquis et du progrès, quelque chose qui manque cruellement à l'humanité (aujourd'hui comme, à mon avis, tout au long de l'histoire: loin de moi de dire que c'était mieux avant). Sans oublier un amour sincère et absolu, quoiqu'il n'ait pas non plus été exempt de petits égoïsmes bien humains: Hadrien parle longuement d'Antinoüs, son jeune amant mort noyé.

Il y a plus d'un an, j'ai traduit un ouvrage vendu en kiosque sur la Villa Adriana de Tibur, non loin de Rome, et c'est donc avec d'autant plus de plaisir que j'ai suivi l'empereur dans sa superbe demeure, qui n'est qu'esquissée ici mais qui respire le calme et la contemplation de l'art. 💖 

Quelques extraits:
"Le renoncement au cheval est un sacrifice plus pénible encore : un fauve n’est qu’un adversaire, mais un cheval était un ami. Si on m’avait laissé le choix de ma condition, j’eusse opté pour celle de Centaure. Entre Borysthènes et moi, les rapports étaient d’une netteté mathématique : il m’obéissait comme à son cerveau, et non comme à son maître. Ai-je jamais obtenu qu’un homme en fît autant ? Une autorité si totale comporte, comme toute autre, ses risques d’erreur pour l’homme qui l’exerce, mais le plaisir de tenter l’impossible en fait de saut d’obstacle était trop grand pour regretter une épaule démise ou une côte rompue."

"Comme tout le monde, je n’ai à mon service que trois moyens d’évaluer l’existence humaine : l’étude de soi, la plus difficile et la plus dangereuse, mais aussi la plus féconde des méthodes ; l’observation des hommes, qui s’arrangent le plus souvent pour nous cacher leurs secrets ou pour nous faire croire qu’ils en ont ; les livres, avec les erreurs particulières de perspective qui naissent entre leurs lignes."

"De plus en plus, toutes les déités m’apparaissaient mystérieusement fondues en un Tout, émanations infiniment variées, manifestations égales d’une même force : leurs contradictions n’étaient qu’un mode de leur accord."
J'ai aussi été marqué par la dernière phrase du livre, que je ne vous citerai pas pour ne rien divulgâcher. C'est une véritable philosophie de vie courageuse et lucide. Cette fin est d'ailleurs d'une grande lucidité: Hadrien ne se fait guère d'illusions quant à l'avenir de Rome et de l'humanité, mais il garde néanmoins une forme d'espoir, de croyance en la survivance de la civilisation et du droit face au chaos et à la violence. Une croyance à laquelle le lecteur peut d'autant plus adhérer qu'Hadrien laisse son empire à Antonin puis Marc-Aurèle, deux autres empereurs associés à l'apogée de Rome.

Pour info, Mémoires d'Hadrien est accompagné d'un "Carnet de notes" court et passionnant, dans lequel Yourcenar raconte la genèse longue et compliquée de ce roman, et d'une "Note" plus dispensable dans laquelle elle détaille les libertés qu'elle a prises par rapport à la vérité historique et cite de nombreux documents de référence.

Allez donc voir ailleurs si ces mémoires y sont!
L'avis de Grominou

10 commentaires:

  1. Ouf, je suis bien contente que cela t'ait plu! Chef-d’œuvre, c'est le mot approprié. Vas-tu lire d'autres romans de cette écrivaine? Je pense lire éventuellement L’œuvre au noir, bien que je l'ai feuilleté il y a bien longtemps et qu'il ne m'avait pas semblé très accessible. Je pense qu'aujourd'hui il pourrait me plaire.

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    1. @Grominou: Chef d'œuvre, oui! MERCI de m'avoir donné envie de le lire! :) Je songe à L'œuvre au noir aussi, mais pas dans l'immédiat. J'ai décidé de ralentir les achats et de vraiment réduire ma pile à lire cette année (et ce programme couvrira probablement aussi l'année prochaine).

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  2. J'adore ce livre ! Tu en fais une belle critique. Je l'ai relu à l'époque où je commençais mon blog celle que j'en avais faite était pour le moins rachitique, huhu ça me rappelle que ça me prenait beaucoup moins de temps à écrire mais je pourrais plus faire ça maintenant. Faudrait que je le relise pour en dire tout le bien que je pense de ce livre.

    En fait la fin, c'est carrément tout le paragraphe qui est juste sublime. J'avais lu ce livre en cours de Français en dernière année et le livre m'avait fait très forte impression, en particulier ce paragraphe. Il est écrit en latin sur la page d'introduction.
    Par contre j'avais lu L'oeuvre au noir aussi, je suis complètement passée à côté, j'ai gardé le livre car je voudrais bien réessayer.

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    1. @Tigger Lilly: Je suis ravie de découvrir que tu l'aimes! J'ai fait une recherche sur ton blog et vu que tu as cité ce dernier paragraphe dans un Top Ten Tuesday il y a des années. Ça doit être d'autant plus marquant si on le lit jeune, je pense.

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  3. Du coup c'est assez fiable historiquement parlant et peu romancé ? Il y a des "sources directes" ?

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    1. @Baroona: C'est à la fois très romancé et assez fiable. (Tu t'y attendais pas, hein.) C'est très romancé parce que Yourcenar va dans le détail du ressenti d'Hadrien, ce sur quoi nous ne savons rien, et qu'elle a pris certaines libertés, comme elle le dit elle-même, ou choisi une explication quand on ne sait pas trop (ainsi, la mort d'Antinoüs reste mystérieuse, ce n'est pas si clair s'il s'est noyé ou "a été noyé"). Mais c'est aussi fiable: elle a fait énormément de recherches et retrace ce qu'on sait de la vie d'Hadrien.

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  4. Intéressant, cette autrice ne m'a jamais beaucoup attirée, mais il faudrait peut-être que j'y remédie...

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    1. @Shaya: Évidemment je ne peux que t'inciter à lire celui-ci. Reste à voir si L'œuvre au noir est aussi bien.

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  5. Ca donne envie, surtout après avoir visité la Villa du Monsieur (mon meilleur souvenir de Rome, c'est bête c'est pas vraiment à Rome xD).

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