samedi 27 décembre 2025

Les Créateurs (1936)

Aujourd'hui, nous retrouvons notre cher Jules Romains pour le douzième tome des Hommes de bonne volonté!

Vous vous souvenez peut-être que le onzième tome, en dépit de ses indéniables qualités, m'avait mise mal à l'aise. Le personnage d'Allory, l'écrivain violeur en puissance, était horrifiant. Dans ce tome, heureusement, il est beaucoup moins présent et beaucoup plus sage.

Une des innombrables choses qui sont assez dingos dans cette série, c'est que la récurrence des personnages est totalement imprévisible, de même que le nombre de personnages au sein d'un tome.

Je m'explique.

Premièrement, vous ne savez jamais qui va revenir d'un tome à l'autre. Exemple: Quinette, l'odieux relieur, avait un rôle super important dans les deux premiers tomes. Mais là, ça fait mille ans qu'il n'a même pas fait une apparition. Deuxièmement, vous ne pouvez jamais savoir, en ouvrant un tome, si l'action va se répartir équitablement entre les personnages, ni combien ceux-ci seront. Exemple: le tome 1 met en scène un grand nombre de personnages; certains – notamment l'odieux Quinette – sont plus développés que d'autres, mais c'est tout de même assez équilibré. En revanche, le tome 8, Province, est presque entièrement centré sur le prêtre, qui éclipse les autres.

Notre tome 12 fait partie de ceux avec un nombre de personnages restreint. En gros, il se consacre à 50%, voire 60%, à Viaur, un médecin, et à 30% à Agnès et Marc Strigelius. Les 10% ou 20% restants, quelques chapitres éparpillés, sont consacrés à Allory (qui n'est, fort heureusement, pas occupé à préparer un viol), aux lettres de Jallez à Jerphanion (je les aime tellement 💗), à Manifassier (qui donne, hélas, une image de Gurau moins bonne que d'habitude), et à Mathilde Cazalis.

Lors de ma lecture du tome 11, j'ai découvert avec bonheur que le quatrième et dernier volume de l'édition Bouquins comprend un récapitulatif de la vie des personnages, ainsi qu'un index de leurs apparitions. Du coup, je m'y suis pas mal référée pour me rafraîchir la mémoire. J'ai ainsi découvert que Viaur, le médecin avec qui nos passons la majorité de notre temps ici, avait été cité précédemment. Comme vous le voyez sur la photo, il est apparu page 153 du tome 8, puis dans le chapitre XIII du tome 11. Je suis donc allée relire tout ça. C'est assez bluffant, car rien, dans ces deux passages, ne laisse imaginer que le gars ve revenir plus tard et jouer un rôle important.

Ma mémoire étant totalement vide, je suis aussi remontée dans les apparitions de Marc et d'Agnès Strigelius, un frère et une sœur qui communiquent par lettre. Là, ça m'a pris davantage de temps, car on les a déjà vus plusieurs fois. La manière dont leurs échanges s'éclairent en les lisant d'une traite, et non à des mois d'intervalle, est encore plus bluffante. Il s'agit parfois de choses assez importantes, comme la description d'un personnage qui va jouer un rôle dans la vie d'Agnès, et parfois de choses infimes. Je commence à me dire que Jules Romains n'était pas un génie, mais un extraterrestre. On est sur le niveau de complexité que j'attribue aux grands romans russes que je n'ai jamais lus, ou aux grandes sagas de fantasy, genre Tolkien qui fait des généalogies complexes ou Martin qui a 36 000 personnages. Ou Erikson, probablement.

Concernant Agnès, je veux retenir ce passage, qui, comme d'autres, me laisse penser que Jules Romains avait bien cerné la condition féminine:

"Je n'ai pas besoin de t'apprendre que je n'ai pas épousé Charles par amour. Pourquoi me suis-je résignée à l'épouser, malgré toutes sortes d'avertissements intérieurs, ce serait une histoire infinie, et sans grand intérêt, car ce doit être en outre une histoire banale. Je m'imagine que pour beaucoup de jeunes filles il y a une période de panique : celle où après deux ou trois petites aventures sentimentales de rien du tout, qui ont trouvé le moyen de mal tourner, qui ont laissé des amertumes, des déceptions, elles se disent qu'elles sont incapables de plaire, ou du moins d'attacher un homme ; et que leur destinée est inscrite au ciel, la destinée de ces vieilles filles qu'elles ont regardées jusque-là avec une commisération distraite, et qu'elles considèrent maintenant, avec épouvante, comme des sœurs aînées. J'étais dans cet état d'esprit quand Charles s'est présenté. Avant même de l'avoir examiné, avant de savoir ce qu'en penseraient nos parents, et sans t'avoir consulté, ce qui était le plus grave, je lui étais déjà reconnaissante de m'offrir ce que personne n'avait encore pris la responsabilité de m'offrir. Et je ne veux pas être injuste. Je lui en suis encore reconnaissante. C'est bien ce qui ajoute à mes tortures."
Et plus loin, un passage de cette même lettre parle à mon amour des animaux ainsi qu'à mon humanisme, en plus de résonner avec un roman précédent:
"Hugo et Schopenhauer nous ont fort bien enseigné à ne mépriser nulle part la douleur universelle, s'incarnât-elle chez l'âne, le batracien ou le mollusque. Je tiens en particulier que ceux qu'on a coutume d'appeler les humbles, c'est-à-dire ceux qui ne participent point au privilège social ni à la culture, peuvent connaître les mêmes intensités et perfections de souffrance morale que les lectrices de M. Bourget."
Ici, Agnès utilise le terme "les humbles", et je tiens à vous rappeler que le tome 6 de cette série s'appelle, justement, Les Humbles. Quant à "M. Bourget", vous vous doutez bien que j'ai consulté l'index pour savoir qui c'était. On ne l'a jamais vu en scène directement, mais il a joué un rôle important dans la candidature d'Allory à l'Académie française dans le tome 11.

L'un des derniers chapitres met en scène Manifassier, le bras droit de l'homme politique Gurau, et évoque le rôle diplomatique du Vatican en Europe. Ce serait vraiment bien que la France ait quelqu'un au Vatican, lui explique-t-on. Et le prochain tome s'appelle... Mission à Rome.

La messe est dite.

Vive Jules Romains.

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