Et voilà aujourd'hui le onzième tome de la saga des hommes de bonne volonté de Jules Romains!!
Mon enthousiasme est inchangé. Cette entreprise romanesque est ahurissante et je me régale. Si vous avez déjà lu certains de mes billets précédents, vous savez. Mais ce onzième tome m'a aussi mise très mal à l'aise. Je vous explique pourquoi avec de nombreux divulgâcheurs et ça parle de viol, donc ne lisez pas ce billet si vous comptez vous embarquer dans ce voyage au long cours ou si le sujet vous met mal à l'aise!
Le roman parle beaucoup de George Allory, un écrivain qui essaye d'entrer à l'Académie française. Dans un des tomes précédents, on avait déjà assisté, de loin, à sa première tentative. Ici, on suit, mais de bien plus près, sa deuxième tentative. Sauf que celle-ci se solde par un nouvel échec, et qu'Allory tombe dans une dépression assez sévère, dont il sort grâce à un autre personnage, qui le met en contact avec une sorte de proxénète, Madame Raymond(e). (Je précise que le "e" final du nom de famille de cette femme est entre parenthèses délibérément: certains l'appellent Madame Raymond, d'autres Madame Raymonde, et Allory pense son nom avec des parenthèses autour du "e". 🤣)
Madame Raymond(e) propose à Allory d'assouvir n'importe laquelle de ses envies. Et pas de bol pour nous, l'envie d'Allory est en fait un viol. Alors, Madame Raymond(e) organise une rencontre avec une jeune fille d'assez bonne famille, qui cherche une sorte de protecteur plus riche qu'elle, mais qui ne se doute quand même pas qu'on la livre en pâture à un inconnu. Le viol n'aboutit pas totalement, mais les chapitres durant lesquels Allory déroule son fantasme dans ses notes, puis durant lesquels la rencontre est organisée et a lieu, ont été très lourds pour moi, et j'ai refermé le roman avec un certain dégoût.
En outre, lorsqu'il prend des notes sur son fantasme, Allory écrit dans un cahier qu'il intitule plus ou moins "Notes pour un prochain roman", de manière que sa femme, si elle devait fouiller dans ses affaires, ne se doute pas qu'il s'agit de ses pensées à lui. En d'autres termes, on a un écrivain qui utilise un personnage virtuel comme subterfuge pour assouvir ses envies. De là à se demander si c'est ce qu'est en train de faire Jules Romains... 😱😱😱
Alors, attention, je ne dis pas que le roman est illisible ou à jeter à cause de cet élément.
D'une part, le ton ne cautionne absolument pas le projet d'Allory. Il ne le condamne pas non plus, me direz-vous. Mais ce n'est pas étonnant: la voix narratrice est toujours très proche des pensées des personnages, ce qui est d'ailleurs une des grandes réussites de l'auteur. Il y a déjà eu quelques horreurs dans les tomes précédents, notamment un meurtre, et jamais, me semble-t-il, la voix narratrice n'est venue critiquer, commenter ou valider un comportement; elle "rapportait" ce que pensait et éprouvait le personnage.
D'autre part, Allory, s'il ne se "rattrape" absolument pas, fait tout de même preuve d'une certaine transparence envers sa victime, Michèle, ce qui redonne à celle-ci une certaine... liberté? agentivité? Bon, ça ne dure pas longtemps, et il la prend bien au piège à la fin, mais c'est là. Il aurait pu garder une certaine information primordiale pour lui.
Enfin, le titre du roman, Recours à l'abîme, s'explique probablement par cette chute dans une sexualité crade et interdite, mais aussi par le dernier paragraphe, où Michèle, à son tour, se penche sur un abîme et plonge dedans. Là aussi, sans aucun commentaire extérieur de la voix narratrice. C'est un constat: elle dit "oui". Ce qui irait plutôt dans le sens de "des fois, les gens plongent dans les ténèbres".
Tout ça pour dire que, malgré mon gros malaise et le parallèle envisageable entre l'écrivain Jules Romains et le personnage-écrivain George Allory, je ne suis pas du tout convaincue que Jules Romains ait écrit ces scènes en mode "regardez comme c'est cool de toucher les seins d'une fille qui ne se doute de rien". On pourrait même y voir une critique d'un système qui fait qu'une fille sans ressources financières en est réduite par sa propre mère à trouver un homme plus riche qu'elle à qui vendre ses faveurs...
D'ailleurs, le chapitre intitulé "Quatre femmes" irait plutôt en ce sens: en donnant la parole à Mathilde, qui se rend, elle, à un rendez-vous avec son nouvel amant en sachant ce qu'elle fait, on pourrait presque prendre Jules Romains pour un féministe de notre temps. Elle y va volontairement... Mais en fait pas trop, c'est surtout qu'elle se sent coincée, elle est mal à l'aise avec son corps, elle pense à ses poils qu'elle va devoir épiler plus régulièrement, et à ses habits qui devront toujours être impeccables même là où le tissu est caché, bref elle a une charge mentale affreuse au sujet de son apparence à cause du rapport sexuel à venir! C'est le genre de commentaire qu'on "libère" de nos jours, ça. Sauf que le bouquin a quatre-vingt-dix ans.
Mais bon, tout de même, gros malaise!!!
Pour le reste, on retrouve dans ce tome des personnages et des thèmes récurrents: mes Jallez et Jerphanion adorés, mais peu présents; Margaret-Desideria, qui repart chez elle dans les Balkans et qui, à mon humble avis, aura un rapport avec un célèbre attentat qui aura lieu en 1914; la menace incessante de la guerre, le travail de fond de certains pour l'éviter et les manigances de certains salauds pour qu'elle ait bien lieu; et des tas de personnages qu'on retrouve pour seulement un chapitre, voire seulement quelques lignes, dans un extrait d'une lettre... Tout ceci reste absolument renversant de compléxité!!
Au hasard de mes pérégrinations sur Internet, j'ai découvert que cette édition Bouquins contient un récapitulatif des personnages. Le truc est totalement hallucinant. Il y a d'abord 75 pages de "Fichier des personnages", avec le récap de ce qui arrive à chacun. Puis presque 70 pages d'index listant les chapitres dans lesquels ils apparaissent. Le travail monstre que ça représente!!!! C'est complètement dingo!!!! Je vous mets une photo du début des deux documents, où vous aurez justement quelques infos sur Allory et sur l'Académie française, vu que ça commence par un A. 👀
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