J'avais gardé un souvenir plutôt nébuleux et mauvais de L’Espèce humaine de Robert Antelme, lu en Terminale en complément de Si c'est un homme de Primo Levi. Je l'ai relu un peu par scrupule, car je doute de plus en plus de mon jugement au fur et à mesure que je m'éloigne d'une lecture, et un peu par désarroi, car --tenez-vous bien--, mercredi soir dernier, JE N'AVAIS PLUS RIEN À LIRE EN FRANÇAIS. Du jamais vu.
En fait, c'est pas mal du tout, dans le genre récit perturbant et répugnant. Pendant la Deuxième guerre mondiale, Robert Antelme a été interné en Allemagne, au camp de Buchenwald puis à Gandersheim. Son récit est donc un récit de camp de concentration. S'il n'est pas à Auschwitz et n'a pas affaire au quotidien avec les fours crématoires, lui et ses compagnons sont néanmoins parqués dans des "logements" sordides, nourris de pain et de soupe et surveillés par les kapos et les SS. La faim s'installe peu à peu, jusqu'à ce que le fait de manger devienne leur seule et unique pensée. Vêtus de loques, ils travaillent à l'extérieur par -20°.
Comme Primo Levi, Antelme a opté pour une écriture très "détachée", très claire, sans florilèges et souvent au présent. J'oserai écrire que cela permet de bien "comprendre" ses pensées et son ressenti, bien que dire une chose pareille soit absurde et que l'auteur lui-même conclut son livre en soulignant l'indicibilité de son expérience.
"Quand le soldat dit cela à haute voix, il y en a qui essaient de lui raconter des choses. Le soldat, d'abord écoute, puis les types ne s'arrêtent plus: ils racontent, ils racontent, et bientôt le soldat n'écoute plus.
Certaines hochent la tête et sourient à peine en regardant le soldat, de sorte que le soldat pourrait croire qu'ils le méprisent un peu. C'est que l'ignorance du soldat apparaît, immense. Et au détenu sa propre expérience se révèle pour la première fois, comme détachée de lui, en bloc. Devant le soldat, il sent déjà surgir en lui, sous cette réserve, le sentiment qu'il est en proie désormais à une sorte de connaissance infinie, intransmissible.
D'autres encore disent avec le soldat et sur le même ton que lui: "Oui, c'est effroyable!" Ceux-ci sont bien plus humbles que ceux qui ne parlent pas. En reprenant l'expression du soldat, ils lui laissent penser qu'il n'y a pas place pour un autre jugement que celui qu'il porte; ils lui laissent croire que lui, soldat, qui vient d'arriver, qui est propre et fort, a bien saisi toute cette réalité, puisque eux-même, détenus, disent en même temps que lui, la même chose, sur le même ton; qu'ils l'approuvent en quelque sorte."
Le nombre de parallèles avec Si c'est un homme est en réalité assez hallucinant: stagnation du temps rythmé par les repas et les taches du jour, disparition totale du calendrier jusqu'aux derniers jours à Dachau (chez Levi, le calendrier réapparaît une fois qu'Auschwitz est évacué et que les malades sont laissés en arrière), étude des caractères et des réactions du côté des prisonniers et des bourreaux, lucidité et "acceptation" des prisonniers de leur condition (je n'entends pas par là qu'ils sont des moutons qui auraient dû réagir, mais qu'ils sont bien conscients du système d'idées qui sous-tend le système du camp), titres qui posent d'emblée la question de l'humanité. Il y aurait probablement de quoi écrire une thèse sur le sujet!
Robert Antelme et ses compagnons ont souffert pratiquement jusqu'au bout de la guerre, car leur camp a été évacué face à l'avancée des Alliés et qu'ils ont été transférés à Dachau dans des conditions particulièrement inhumaines. Ils n'ont été libérés que le 28 avril 1945. (Pour comparer, les Russes ont libéré Auschiwtz à la fin du mois de janvier de la même année.)
Robert Antelme pensait parfois au sourire de M... Je pense bien qu'il s'agit de Marguerite Duras, sa femme. Elle a d'ailleurs raconté l'attente du retour de son mari et l'angoisse de cette époque dans La Douleur.
Allez donc voir ailleurs si ce livre y est!
Éd. Gallimard, collection Tel, 321 pages, 10,50€.