jeudi 19 juillet 2018

Gagner la guerre (2009)

Gagner la guerre de Jean-Philippe Jaworski m’a été prêté il y a pas moins de trois ans. S’il est resté aussi longtemps dans ma pile à lire, c’est à cause de sa taille conséquente (982 pages dans cette édition Folio SF) et parce que j’avais lu qu’il s’agissait d’un roman au style assez recherché. Je voulais être sûre d’avoir le temps de le lire correctement, sans perdre le fil en avançant de quelques pages seulement par jour. Quand je l’ai enfin commencé, en vacances, je n’ai pas été déçue: je l’ai lu en une semaine avec un enthousiasme considérable et l’envie permanente de le retrouver!


L’intrigue est en effet extrêmement prenante. On suit Benvenuto Gesufal, un assassin missionné par son patron, le Podestat de la République de Ciudalia, pour tuer un rival politique. Ciudalia vient de gagner la guerre contre Ressine grâce à sa victoire sur les mers, mais la lutte continue en coulisses avec des intrigues politiques très fines. Tout le monde manipule tout le monde et cherche à tirer son épingle du jeu, le Podestat en tête… Quant à Benvenuto, cette mission va entraîner des ramifications fort complexes, d’abord à cause de la deuxième mission associée à celle que j’ai mentionnée et ensuite à cause des conséquences sur la ville de Ciudalia. L’assassin discret va devenir un homme public bien malgré lui et vivre des aventures absolument palpitantes pour le plus grand plaisir de son lecteur. Entre combats à l’épée, intrigues politiques, sorcellerie, trahisons, doubles jeux et missions secrètes, on ne s’ennuie pas une seconde! Le tout dans un univers extrêmement riche rappelant à la fois la Venise de la Renaissance et la Rome de Jules César.

Au-delà des évènements à proprement parler, ce roman est absolument addictif à cause de sa rédaction très particulière, avec un style extrêmement riche, à la fois érudit, parlé et vulgaire, un brin moyenâgeux et élégant. C’est très difficile de le décrire et je vais donc citer un passage trouvé quasiment au hasard: "N’empêche que dans l’immédiat, les élans compassionnels, ça relevait du luxe. Avant tout, il s’agissait de tirer ma jolie petite gueule de ce guêpier; et les consignes que j’avais reçues de mon patron me semblèrent soudain pleines de désinvolture, tandis que quinze moricauds bardés d’airain tournaient lentement leurs faciès de singe vers votre serviteur."

Dans mon enthousiasme, j’ai tout de même relevé quelques petites réserves, mais rien de très grave. J’y ai trouvé une certaine longueur, la partie à Ciudalia s’éternisant un peu; ça reste prenant mais j’ai resenti une certaine perplexité. Je pense aussi que l’auteur est allé un peu loin en mettant soudain en scène des elfes. J’ai trouvé que cet élément tellement cliché de la fantasy détonnait dans cet univers si soigné, où l’on sent que l’auteur a mis en place une histoire complexe (culturellement et politiquement). Par ailleurs, je n’ai pas du tout compris qui a commis certains meurtres à la fin; (divulgâcheur) certains membres des Mastiggia étaient morts avant que Benvenuto ne s’approche d’eux, mais qui les a refroidis?

Pour finir, je soulignerai ce qui me semble être le seul véritable problème de ce livre (les réserves que j’ai émises ci-dessus sont, justement, des réserves; elles ne ternissent pas l’ensemble): le sexisme virulent. Les femmes sont pratiquement absentes; Benvenuto les qualifie uniquement de gueuses, de pucelles ou de pestes (et aucun personnage masculin n'émet une opinion différente); elles n’ont pas d’éducation et pas de rôle politique; elles sont forcément la femme ou la fille d’un homme plus important qu’elles (et dont l’existence leur accorde leur seul intérêt); on peut leur dire en face "vous n'êtes qu'une femme"; et une scène de viol assez épouvantable passe comme une lettre à la poste, sans aucun recul de la part du narrateur ou de son auteur. Je vois d’ici qu’on me traitera de bien-pensante et qu’on me dira que l’auteur a imité le contexte historique qui l’a inspiré; mais quand on met en scène des elfes, franchement, on n’est pas dans l’historique mais dans l’imaginaire, et on n’est pas obligés de respecter le sexisme de la Rome antique ou de la Venise du XVe...



À l’exception de ce dernier point, Gagner la guerre a été vraiment une lecture formidable, et j’ai sérieusement regretté d’avoir tardé trois ans à le lire. Je recommande!

Cette lecture marque ma première participation au challenge Pavé de l'été de Brize.


Allez donc voir ailleurs si cette guerre y est!

16 commentaires:

  1. Oui c'est dommage pour le sexisme, il y aurait eu moyen de faire des personnages féminins formidables dans un tel bouquin. D'accord avec toi aussi sur les longueurs.Bref, on a à peu près les mêmes réticences.

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    1. Oui, avec un tel univers et une telle langue, il y a un potentiel énorme, et les personnages masculins sont tous bien caractérisés et intéressants, c'est tellement dommage.

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  2. J'ai les mêmes réticences que toi (mais personne ne m'a prêté le livre depuis trois ans ^^ !), que ton billet, allié aux critiques élogieuses déjà lues, devrait finir par faire tomber un jour.
    Beau choix de pavé pour ton challenge, en tout cas !

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    1. C'était un super pavé qui en vaut la peine, n'hésite pas! :)

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  3. pas mon genre la SF, dommage je passe surement à côté de bons romans

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    1. C'est sûr, mais on ne peut pas tous tout aimer! Celui-ci a une langue très intéressante, si ça peut te motiver à tenter une incursion en fantasy!

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  4. Pour la question du sexisme, l'auteur m'a limite fait des excuses quand je suis allée le voir pour une dédicace une année vu que je partage mon prénom avec une certaine personne du livre xD.
    Mais bon je pense que c'est vraiment lié à Benvenuto parce que ça lui arrive de proposer des textes plus féminins.
    Tu as lu Janua Vera au fait ? Comme le recueil de nouvelles n'est pas centré sur Benvenuto on a un aperçu un peu plus vaste de l'univers et les elfes et nains y font un peu moins tâche de mémoire.

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    1. Excellent ton échange avec l'auteur! En effet ton homonyme n'a pas la vie facile!
      Non, je n'ai pas lu Janua Vera, mais je le lirai certainement à l'occasion. J'ai envie de continuer avec Jaworski. :)

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  5. Ah ben pour le coup je ne me souviens pas du tout du sexisme ambiant, c'est fou ça... Mais ravie en tout cas que tu aies aimé!

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    1. Ce n'est pas le plus marquant dans le bouquin mais je voulais en parler car ça m'a gavée XD

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  6. Ouuuh mais que je suis tentée !!! Je viens de finir la trilogie du Paris des Merveilles et j'ai encore envie de Fantasy !
    Tiens, d'ailleurs : as-tu lu La horde du contrevent ? C'est la 2ème fois que je le tente, ce bouquin, et je le trouve imbuvable. Je sais que tout le monde crie au chef d'oeuvre alors du coup, je m'interroge. Qu'en penses-tu, toi ?

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    1. Vas-y, je pense que tu devrais trouver ça savoureux!
      Ouiii j'ai lu la Horde du Contrevent. Relation particulière. En fait je trouve que c'est un livre remarquable et qu'il faut le lire pour tout son travail linguistique. C'est vraiment unique. Mais je ne l'ai pas **aimé**, dans le sens que je n'ai pas vibré avec et que je ne me suis pas attachée aux personnages (au contraire, je détestais le meneur). C'est un peu un ovni ce truc.

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  7. Jaworski est grand !
    Je crois que s'il n'était pas aussi épais, je le relirais. Et je rejoins Vert : tu peux aller sans risque sur "Janua Vera", c'est très bon aussi (comme tout Jaworski en fait). ;)

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  8. Une réponse de Jaworski sur la "fameuse" scène du viol. Une remise en perspective et une explication intéressantes.

    "La scène de viol était essentielle dans l'économie du roman, non pour une raison scénaristique, mais pour une raison morale. Je le notais plus haut, "Gagner la Guerre" avait pour projet d'être l'illustration de la pensée machiavellienne, que j'admire sur le plan politique et que je réprouve sur le plan moral. Dans "Le Prince", Nicolas Machiavel pose le postulat que tous les hommes sont mauvais. C'est la principale raison pour laquelle "Gagner la Guerre" comporte une si belle galerie de salopards. Le problème étant que Benvenuto est aussi… un personnage très attachant. Or je voulais que mon public ne perde pas de vue que le gaillard, si enjôleur soit-il, était une belle ordure. Le vol, le mensonge et le meurtre sont facilement absous par le public contemporain, pour peu qu'un peu de charme ou d'humour les enrobent. En revanche, le viol ou la pédophilie (car Clarissima est très jeune) restent en travers de la gorge des lecteurs. C'est ce qu'il me fallait, non pour justifier les tensions entre Benvenuto et le Podestat, mais surtout pour rappeler le lecteur à l'ordre : attention, le type auquel vous êtes en train de vous attacher est irrémédiablement mauvais. J'estime avoir atteint mon but quand j'ai des questions comme celle posée quelques posts plus haut : "Comment ai-je pu m'attacher à une pareille ordure ?" Le lecteur qui s'interroge sur ses affections fictionnelles peut ensuite être amené à réfléchir sur ses relations réelles…

    Soit dit en passant, la scène du viol a été extrêmement éprouvante à écrire. Se mettre à la place du sociopathe qui ne voit dans le crime qu'il est en train d'accomplir que les risques et les bénéfices qu'il en tire demande une sacrée contention morale…"

    Et du coup ta réaction "une scène de viol assez épouvantable passe comme une lettre à la poste, sans aucun recul de la part du narrateur ou de son auteur" semble avoir été le but de Jaworski (sauf pour le "de son auteur" puisque sa réponse montre que cette scène est en fait très réfléchie) qui cherchait à susciter une réaction de recul de la part du lecteur.
    Le reste de la discussion (passionnante) est ici : https://www.reddit.com/r/france/comments/6n148e/ama_rencontre_avec_jeanphilippe_jaworski/

    Pour le reste, "Gagner la guerre" est en effet un grand roman, même si le temps qu'il met pour écrire ses romans (et pour revenir au Vieux Royaume) fait qu'il devient difficile d'avoir les nombreux détails tout sauf anodins en tête pour avoir une vraie visualisation d'un canevas global (dessiné par le roman et toutes les nouvelles, de "Janua Vera" et "Le sentiment du fer") finalement assez complexe.

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    1. Merci pour cette réflexion, c'est très intéressant! Je vais aller lire la discussion. Sur le coup, je n'ai pas du tout eu l'impression que le viol était là pour souligner que Benvenuto est vraiment une ordure; ou plutôt, c'est là que j'ai changé d'avis sur le personnage, mais je n'ai pas compris que c'était voulu; j'ai vraiment cru que c'était une acte immoral de plus chez un personnage qu'on aime quand même bien et puis voilà, que ça restait une crapule sympathique. Le monde de Ciudalia considérant de toute façon les femmes comme des riens, ça m'a semblé s'insérer dans l'ambiance... :/ Ce qui ne m'empêche pas de reconnaître les qualités et le génie de ce bouquin, hein.
      Tu as raison pour la fréquence de publication, je ne vais clairement pas lire les Rois du monde, j'aurais tout oublié du début quand la fin sortira :D

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