Je suis abonnée aux comptes de Samantha Bailly sur les réseaux sociaux depuis quelques années – je constate avec amusement que je l’ai qualifiée de "mon idole du moment" en 2018 😂 – et j’ai suivi avec beaucoup d’intérêt son mandat à la Ligue des auteurs professionnels – dont je suis membre – et son installation du côté d’Orléans. Au fil du temps, la fascination a laissé la place à un certain agacement mêlé de désespoir et de jalousie mesquine: agacement face à une mise en scène (trop) impeccable, et désespoir et jalousie mesquine face au constat que sa vie a l’air franchement géniale sur tous les plans, ce qui ne rend la mienne que plus incolore et stérile en comparaison.
En revanche, je n’avais jamais lu ses romans, qui, dans l’ensemble,
ne me tentent pas. C’est enfin chose réparée avec l’intégrale d’Oraisons:
deux romans, La Langue du silence et La Chute des étoiles, sortis
à l’origine chez Mille Saisons en 2009 et 2010, puis repris en un volume unique
en 2013 chez Bragelonne et actuellement disponibles au Livre de Poche, également en volume unique. C’est l’édition
de Bragelonne qu’une amie m’a prêtée et que j’ai lue. Un grand merci à elle!
Cette histoire est celle de deux sœurs, Moony et
Aileen, dont la vie est bouleversée par le meurtre violent de leur cadette et
une série d’évènements politiques auxquels leur famille n’est pas étrangère.
Moony, l’aînée, a grandi à Manérian, une ville du royaume d'Heldérion, et est devenue
oraisonnière: elle chante l’oraison des morts et effectue les gestes permettant
à leur âme de partir dans les astres, conformément à la religion de son peuple, l'astracisme. Aileen étudie dans un autre continent, Thyrane,
qu’Heldérion a conquis quelques décennies plus tôt, mais où des rebelles continuent de combattre pour l’indépendance.
Leur vie paisible est brisée, d’abord par le meurtre affreux de leur sœur, puis par la déclaration de guerre du royaume d’Heldérion contre un autre continent, les Terres-Rouges, pour des raisons religieuses. Chacune de son côté, les deux sœurs vont se rendre compte que les choses sont beaucoup plus complexes qu’elles ne l’avaient imaginé: pour Moony, le bien-fondé de la guerre et de son travail d’oraisonnière est de moins en moins net au fur et à mesure qu’elle voyage vers le front en compagnie d’un Rouge-Terrien et de son lynx (😻); pour Aileen, la piste de l’assassin de sa sœur est décidément bien retorse.
Samantha Bailly nous plonge dans un univers de fantasy très
riche. Étant donné qu'elle est née en 1988, le premier tome est sorti quand elle
avait vingt-deux ans et a donc été écrit quand elle était encore plus jeune,
ce qui est assez bluffant. Les trois peuples ont des coutumes et une histoire
bien particulières. Chaque chapitre est introduit par des extraits d’ouvrages
qui permettent d’en savoir plus sur la pratique de l’oraison et de l’astracisme, l’origine des villes, les évènements passés… Et les
personnages sont nombreux – vu que chacune des deux protagonistes fait de très
nombreuses rencontres, parfois éphémères et parfois plus durables, avec des
compagnons de route – mais tous posés avec un vrai relief.
Les trahisons et les doubles jeux sont nombreux, ce qui, en soi, ne me plaît pas, mais témoigne d’une excellente maîtrise des tenants et des aboutissants des deux romans. On est ici dans l’anti James Islington: dans L’Ombre du savoir perdu, j’avais l’impression d’un gros fouillis, tandis qu’ici, c’était plutôt un casse-tête délibérément complexe.
Les deux romans sont également sans pitié, car il y beaucoup
de morts et que les personnages sont confrontés à pas mal d’horreurs. Le
deuxième tome se conclut d’ailleurs par une mort inattendue et déchirante.
D’un autre côté, on sent qu’il s’agit d’une œuvre de jeunesse: certains évènements sont traités très vite dans le premier tome, dans des paragraphes presque télégraphiques, et les relations amoureuses entre personnages sont très présentes et parfois exaspérantes – dans le premier tome, encore une fois. Il y a aussi la beauté stupéfiante de tous les personnages, dans laquelle j’ai retrouvé un de mes propres tics d’ado écrivante d’il y a mille ans.
Enfin, j’ai fait la moue sur l’omniprésence du viol, élément que je rapproche
plus d’un changement de société qu’à l’âge de Samantha Bailly à l’époque; avec l’évolution
des mœurs de ces dernières années, le viol est critiqué en tant qu’élément
scénaristique systématique ou non remis en question et j’ai tendance à penser qu’elle
y aurait moins recours aujourd'hui, voire plus du tout.
En bref, c'était une sacrée découverte, qui me fait bien regretter
que Samantha Bailly se soit depuis consacrée à des œuvres se déroulant dans le
monde contemporain. Si un jour elle se tourne de nouveau vers la fantasy, je
serai au rendez-vous!
Et le désespoir et la jalousie mesquine, me demandez-vous? Eh bien, ils sont tour à tour atténués – car j’ai fait l’expérience du talent de l’autrice et que je considère donc ses succès comme largement mérités, ce qui ajoute une grande sympathie à l’estime que je lui portais en tant que militante et personnalité publique – et exacerbés – car moi aussi, j’aurais dû devenir une autrice brillante et prometteuse publiée à vingt-deux ans, pas tomber dans un trou noir et en ressortir tellement longtemps plus tard que je vois le fait d’écrire une phrase par jour comme un miracle. 💔 Mais bon, lire ce roman ne m’a pas plombée comme l’avait fait ma lecture de Vert-de-Lierre de Louise le Bars l’année dernière, et puis il vaut quand même mieux sortir du trou noir et faire de toutes petites choses qu'y rester pour toujours...
Allez donc voir ailleurs si ces oraisons y sont!
L'avis de Shaya sur La Langue du silence