La relecture commune des Rougon-Macquart avec Tigger Lilly se poursuit avec Au Bonheur des Dames, ce onzième roman qui est parmi mes préférés de toute ma vie, un coup de foudre de mes années lycée. 💖
L'intrigue
Après la mort de ses parents, Denise débarque à Paris avec ses deux petits frères et deux sous en poche et vient frapper à la porte de son oncle Baudu, qui tient un petit commerce familial. Les affaires ayant ralenti à cause de l'ouverture du Bonheur des Dames, un grand magasin situé de l'autre côté de la rue qui leur vole des clientes, l'oncle ne peut lui offrir de travail. Heureusement, Denise est aussitôt embauchée, justement, au Bonheur des Dames, où elle découvre le commerce moderne: employés exploités et mis en concurrence entre eux, rôle primordial de la réclame, recours aux bas prix et aux grandes quantités... Le tout dans une ambiance de travail détestable. Les autres vendeuses lui font un bien mauvais accueil et Denise parvient à peine à gagner sa vie. Mais le patron du magasin, Octave Mouret, ne la laisse pas indifférente...
Une romance à la Zola
OUI, Au Bonheur des Dames est (entre autres) un histoire d'amour. Le fil rouge, ce pour quoi on se passionne, c'est la relation entre Denise et Octave: d'abord de rares contacts sans conséquences, puis une relation plus saine entre adultes, puis l'adoration maladive d'Octave qui est fou de Denise. C'est l'histoire de Cendrillon, en quelque sorte: la fille pauvre, mais courageuse, bonne et juste, triomphe de femmes plus belles et aguerries et des hommes qui la haïssent et se retrouve au bras de l'homme riche, qu'elle a réussi à faire évoluer sur certains points (ici, les droits sociaux des employés). C'est pour cela que j'ai autant aimé ce livre quand j'étais au lycée et qu'il me fait encore autant rêver: pour une fois, le personnage positif du roman a une fin heureuse. Ses efforts sont récompensés et le bien l'emporte.
Un protagoniste d'envergure: le magasin
Au-delà de Denise, le Bonheur des Dames est un personnage à part entière: comme les Halles dans Le Ventre de Paris, les plantes dans La Faute de l'abbé Mouret et l'alambic dans L'Assommoir (et comme, plus tard, la mine dans Germinal et la Lison dans La Bête humaine), le magasin est animé d'une vie propre, c'est une machine géante et animée qui souffle, qui agit, qui se démène et qui écrase le monde autour d'elle. Avec ses milliers d'employés, ses dizaines de rayons, ses réclames, son service d'envoi, ses voitures, ses courriers, ses millions de produits et ses centaines de milliers de francs de recettes, il n'a pas une seconde de répit et n'accorde ni pitié ni repos aux êtres humains.
Première victime: le personnel
Travailler au Bonheur n'est pas chose aisée. La paie fixe est maigre et il faut vendre beaucoup pour toucher un intéressement sur les ventes effectuées. Les journées de travail durent 13 heures. La cantine laisse à désirer, l'investissement de la direction en nourriture étant dérisoire. Il n'y a aucune protection sociale en cas de blessure ou même de grossesse. On peut travailler à temps plein au Bonheur des Dames et crever de faim. Dès que l'activité ralentit, à la morte saison, les directeurs licencient des dizaines de personnes au moindre prétexte. Passez à la caisse!
La mort du petit commerce
On a tendance à penser que les multinationales détruisent les boutiques de quartier, mais en réalité le phénomène de la destruction du petit commerce n'est pas nouveau. Zola nous le montre à l'œuvre ici avec ce Bonheur dont l'ascension s'accompagne d'innombrables faillites. Chaque ouverture de rayon provoque le déclin puis la fermeture d'un commerce local: ainsi, la maison bien établie de l'oncle Baudu ne peut tenir la concurrence sur les tissus; le père Bourras, vendeur de parapluies, perd sa clientèle; la ganterie de la rue d'à côté est en difficulté; et ainsi de suite, à l'infini, parce que ce grand magasin est affamé de croissance. Il y a même un cortège funèbre très symbolique, où le cadavre qu'on enterre n'est pas seulement humain.
Ça vous parle? Vous pensez à Amazon qui vend tout, des livres à la vaisselle? Oui. Les choses ont été exacerbées et élargies par la mondialisation et le numérique, mais elles ne sont pas apparues en ce début de XIXe siècle.
La naissance du marketing moderne
La stratégie de vente d'Octave est exactement celle de la société consumériste: vendre beaucoup pour vendre peu cher et vice versa. La cliente doit constamment trouver de nouvelles choses à acheter et avoir l'impression de faire une affaire. Pour cela, Octave utilise son génie de l'achalandage, mais introduit aussi des nouveautés: voitures de livraison aux couleurs de la maison pour porter la réclame dans les rues, investissements massifs dans la publicité, possibilité de retourner les articles achetés (une nouveauté à l'époque, une évidence pour nous), présence d'un espace repas, vente de produits à perte pour attirer la foule. Il offre même des ballons aux enfants!!! Comme moi, vous avez tendance à penser que c'est Ingvar Kamprad qui a inventé le magasin labyrinthique où il faut forcément voir 35 canapés pour arriver aux cuisines? Que nenni! Octave Mouret organise ses rayons de manière à ce que la cliente soit obligée de faire des kilomètres et donc de découvrir beaucoup plus de marchandises... 😱 Je le dis à chaque fois, mais l'œuvre de Zola est d'une modernité déroutante. Il vivait dans le même monde que nous, le monde moderne né de la révolution industrielle. Ce qu'il n'a pas vu venir (et comment l'aurait-il pu, d'ailleurs?), c'est la mondialisation (et encore, la chose est vaguement abordée dans Germinal avec les mineurs belges venus remplacer les Français grévistes...), la dégradation de l'environnement, l'évolution des armements jusqu'à l'arme atomique... Mais sinon, la France du Second Empire est très, très semblable à celle du XXIe siècle.
Dans le prolongement de Pot-Bouille
Malgré un ton radicalement différent, Au Bonheur des Dames est bien la suite de Pot-Bouille. Avant tout parce qu'on retrouve Octave Mouret, personnage central du dixième opus. Je crois que c'est la seule fois qu'un personnage majeur apparaît dans deux romans de suite. Le jeune homme, veuf depuis la mort de Mme Hédouin qui lui a laissé son magasin, continue d'exploiter la femme: dans Pot-Bouille, il cherchait à faire fortune à Paris; ici, il fait fortune en vendant des tas de choses à ses clientes, qu'il connaît parfaitement et qu'il compte bien dépouiller. Par ailleurs, l'adultère, thème essentiel de Pot-Bouille, et les relations illicites en général sont de nouveau tolérées par la société policée dans laquelle Octave évolue, comme le montrent les passages savoureux sur M. de Boves, inspecteur des Haras, qui prétend visiter des écuries alors qu'il retrouve sa maîtresse, et la relation d'Octave même avec Henriette, la maîtresse à laquelle il doit sa rencontre avec un important investisseur. Et Zola montre de nouveau que ces relations illicites sont le fruit de la société: dans Pot-Bouille, la femme bourgeoise tombait dans l'adultère par ennui et ignorance; ici, les vendeuses du Bonheur des Dames ont toutes un amant (ou plusieurs) pour survivre, leur revenu ne leur permettant pas de vivre dignement.
En bref
Un chef d'œuvre. Un roman social sur le monde du travail et l'économie d'hier qui nous parle en fait de notre monde à nous, 136 ans plus tard, et une histoire d'amour comme un rayon de soleil. C'est, je crois, la quatrième fois que je le lis et une chose est sûre: il y en aura une cinquième.
Allez donc voir ailleurs si ce Bonheur y est!
L'avis de Tigger Lilly
Allez donc voir ailleurs si ce Bonheur y est!
L'avis de Tigger Lilly
Ah oui, un des très très bons de la série, quel excellent souvenir!
RépondreSupprimer@Grominou: Il est exceptionnel <3
SupprimerTrès beau billet ici aussi, plein d'un enthousiasme communicatif.
RépondreSupprimerZola comme bon nombre d'auteurs.ices a des écrits intemporels.
Bon va falloir que je me secoue pour me lancer dans le tome3 de cette saga!
@Itenarasa: Intemporel, c'est le mot. :) Vas-y pour le troisième tome. En plus il y a plein de nourriture dedans. :D
SupprimerOh que oui, grande lecture et beau billet. J'avais lu Pot Bouille dans la foulée tant j'étais emballée. J'ai sorti il y a peu mon vieil exemplaire de La bête humaine, jamais lu, pour... un jour ;)
RépondreSupprimer@Marilyne: La Bête humaine, autre grand chef d'œuvre <3
SupprimerC'est cool de toujours pouvoir relire avec autant de plaisir un livre qu'on aime autant.
RépondreSupprimerPar contre, un Zola avec une fin heureuse ? C'est un scandale ! =P
@Baroona: Lol. On envoie une lettre de réclamation à sa dépouille au Panthéon?
SupprimerOui je suis tout à fait d'accord avec toi, Pot-Bouille et Au bonheur des dames est un diptyque au fond. Il y a en fait des tas de points communs entre les 2 livres, outre son personnage principal.
RépondreSupprimerTrès belle et passionnante chronique !
@Tigger Lilly: Merci <3
SupprimerUn roman de Zola qui finit bien, tu es sûre que c'est bien un Zola ? XD
RépondreSupprimer@Shaya: Heureusement, il y a aussi deux morts et tout un tas de faillites XD
SupprimerIntéressant comme toujours. J'en avais entendu parlé comme le roman le plus positif du cycle, ça a l'air d'être vrai en fait (dans l'échelle de positivité de Zola en tout cas ^^)
RépondreSupprimer@Vert: Oui tu as bien cerné cette positivité :)
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