Anne Rice est depuis longtemps un de mes écrivains préférés, mais j'ai la nette impression que ses livres ont perdu en qualité à partir des années deux mille. Les Chroniques des Vampires se terminent plutôt mal avec un Cantique sanglant vraiment brouillon en 2003 (je n'ai pas lu Prince Lestat, sorti l'année dernière) et son incursion dans le monde des loups-garous en 2012-2013 laisse vraiment à désirer.
Quid de ce retour aux sources, The Feast of All Saints, son deuxième roman, publié trois ans après Entretien avec un vampire et bien avant qu'elle ne devienne le monstre sacré que Lestat allait faire d'elle?
Et bien ce n'est que du bonheur, vraiment – enfin, si vous aimez Anne Rice! :)
L'intrigue se passe à la Nouvelle-Orléans pendant les années 1840, au sein de la société des gens de couleur libres, c'est-à-dire des Noirs et des métis libérés de l'esclavage par leur maître ou descendants d'esclaves libérés. C'est le premier point en faveur de ce roman historique: j'ai trouvé super intéressant de plonger dans cet univers dont je ne soupçonnais pas l'existence et qu'Anne Rice fait revivre, à son habitude, avec une richesse époustouflante.
On y suit les parcours de Marcel et Marie Ste Marie, deux jeunes métis dont la mère, métisse également, est entretenue par un riche planteur blanc; de Christophe, un métis de retour à la Nouvelle-Orléans après avoir vécu à Paris; et d'Anna Bella, une jeune Noire libre. L'histoire se concentre surtout sur Marcel, mais les destins de tous les personnages sont étroitement liés et il y a pas mal de personnages secondaires.
L'histoire commence alors que Christophe provoque l'effervescence dans le quartier en annonçant qu'il va ouvrir une école pour les gens de couleur. Marcel est reçu dans l'école et commence à parfaire son éducation en vue de partir à Paris quand il sera assez grand, car son père a promis qu'il bénéficierait d'une éducation de gentilhomme. Mais les affres amoureux de l'adolescence commencent: Marie est amoureuse de Richard, un métis libre de bonne famille, mais comment sa mère accepterait-elle qu'elle épouse un homme de couleur alors qu'elle peut passer pour blanche? Et Marcel, qui aime la tendre Anna Bella, serait-il prêt à renoncer à son rêve parisien pour la sauver du destin auquel sa gardienne la prépare?
The Feast of All Saints est un roman très centré sur les sentiments amoureux et les destins de famille, un peu comme un Downton Abbey ou un Autant en emporte le vent pour rester plus près du contexte historique. Il n'y a aucun élément surnaturel (ce qui est très rare chez Anne Rice), mais la vie quotidienne de personnages plausibles. Sauf que c'est flamboyant, tous les personnages étant plus grands que nature, et que ça a quelque chose de glauque comme toujours chez cet auteur: un ado de quatorze ans qui couche avec une femme de quarante, c'est difficile à concevoir, et il y a la relation terrible entre Marie et sa mère Cécile, qui la déteste depuis sa naissance parce qu'elle peut passer pour blanche alors que Marcel ne peut pas, et puis le comportement minable de Philippe, le riche planteur blanc qui a pris la maîtresse métisse de son beau-père pour sa propre maîtresse à la mort de celui-ci et qui finira par provoquer les évènements absolument abjects de la fin du roman.
Mais les personnages principaux restent globalement bons et, sous leurs airs flamboyants et leur force morale unique, ils sont super fragiles et doutent constamment. Ce qui est une autre chose que j'apprécie chez Anne Rice, sa capacité à créer des personnages aussi riches et complexes, à la fois super naïfs et idéalistes et complètement lucides – même si Marcel m'a un peu gavée car il est extrêmement impulsif et se prend vraiment pour une victime...
Anne Rice écrit vraiment divinement bien, c'est un plaisir absolu de la lire; elle a une capacité absolument inouïe à faire revivre les périodes historiques qu'elle aborde et je me suis vraiment crue à la Nouvelle-Orléans en cette époque de transition entre l'ancien monde des Espagnols et des Français et le nouveau monde des États-Unis. Et elle décrit les sentiments avec une justesse incroyable. La courte scène de la veillée funèbre d'une petite fille m'a brisé le cœur... La séparation entre Marcel et Anna Bella aussi, c'était trop injuste, trop terrible, et pourtant absolument nécessaire et donc d'autant plus injuste!
Bien entendu, la ségrégation totale des Blancs et des Noirs/métis dans la ville est abordée, ce qui donne aussi quelques passages forts (le jugement de monsieur Rudolphe par exemple). Et on n'ignore pas le sort des esclaves: Lisette, l'esclave métisse de Marcel et Marie, est une figure particulièrement tragique bien qu'elle soit tout à fait détestable.
Un récit flamboyant, une plume luxuriante, quelques évènements glauques, des personnages aussi idéalistes que lucides, quelques considérations sur le bien, le mal et la condition humaine, et (je dois le dire) quelques longueurs et passages confus quand certains persos sont ivres ou désespérés: en bref, ce roman est du pur Anne Rice et donc, à mes yeux, un Grand Roman.
C'est le 21e livre que je lis de cet écrivain et je dois dire qu'il a bien ré-attisé ma passion pour elle après quelques lectures en demi-teinte. Et ça la classe très nettement à la deuxième place des auteurs que j'ai le plus lus après Zola, hihi!
À essayer si vous aimez l'écrivain ou avez envie de changer des vampires et des sorcières. The Feast of All Saints n'a cependant pas été traduit en français...
Autres livres de l'auteur déjà chroniqués sur le blog