Difficile de parler d’un roman qui a fait couler autant
d’encre que Chroniques du Pays des Mères d’Elisabeth Vonarburg! J’en attendais
énormément, tout en étant très intimidée. Après un faux départ (probablement dû
en bonne partie à la préface de Jeanne A Débats, qui a confirmé que nous sommes
incompatibles), j’ai replongé dans la lecture lors d’un moment plus tranquille
et le voyage a été à la hauteur…
Une couverture superbe d'Aurélien Police.
❗ Attention, cette chronique contient un énorme divulgâcheur
sur ce roman et celui d'une autre écrivaine!! ❗
L’histoire commence en 476 A.G. (Après Garde), dans une
garderie de Béthély. Lisbeï, âgée de cinq ans, prend sous son aile la petite
Tula, tout récemment arrivée. Dès qu’elle la voit, c’est une évidence, comme si
elle la reconnaissait. Lisbeï a une sorte de don, une capacité à percevoir les
émotions des autres, un peu comme une aura, et cela se manifeste très fortement
envers Tula. Mieux encore, c’est réciproque; Tula aussi voit "la lumière".
Unies de manière quasiment magnétique dans la garderie,
Lisbeï et Tula seront malheureusement séparées par la vie. Lisbeï, plus âgée,
quitte la garderie avec les autres petites filles de son âge. Les deux amies
continueront de se retrouver en cachette, mais cela sera de plus en plus
difficile avec le temps. D’autant que les deux enfantes sont en réalité sœurs:
elles sont toutes deux les filles de Selva, la Capte de Béthély, ce qui
implique certaines responsabilités.
La relation entre les deux sœurs constitue le cœur de la
première partie du roman. En parallèle, toutefois, Elisabeth Vonarburg profite
du regard de plus en plus aiguisé de Lisbeï, qui découvre son univers en
grandissant, pour dépeindre la vie à Béthély et, de manière plus générale, au
Pays des Mères, une société matriarcale organisée autour de la procréation. Les
hommes sont peu nombreux, alors l’immense majorité des grossesses sont obtenues
par insémination artificielle, en sélectionnant avec soin les lignées pour
favoriser la survie des enfantes (avec des résultats pourtant peu
favorables : énormément d’enfantes meurent en bas âge, à tel point que le
fait de les isoler à la garderie permet de ne pas trop s’y attacher et de ne
pas trop souffrir lors de leur décès…). Les hommes et les femmes fertiles sont
tenus de faire le Service, c’est-à-dire de donner leur sperme ou de se prêter à
l’insémination pendant un certain nombre d’années. Cette organisation est
vitale pour la survie de l’espèce, bien sûr, mais elle donne lieu à des
situations très douloureuses: hommes qui attendent d’être expédiés dans
un autre pays pour y faire leur Service, femmes qui sont obligées de tenter un
nombre minimum de grossesses même si les premières se soldent par des fausses
couches ou des accouchements douloureux… On sent bien la souffrance des deux
sexes et certains passages m’ont rappelé les Fils de l’homme de P. D. James et
la Servante écarlate de Margaret Atwood. Ces trois romans illustrent à la
perfection à quel point une société fondée sur la procréation pour sa propre
survie broie totalement ses membres…
Malgré ce contexte douloureux, Chroniques du Pays des Mères
est un livre merveilleux et doux, qui irradie d’espoir. Parce que Lisbeï est un
esprit affûté, toujours à la recherche d’une vérité qu’elle devine de plus en
plus nuancée et insaisissable, et que la société dans son ensemble favorise la
recherche, le débat, la nuance et la coopération plutôt que la concurrence. On
pourrait y voir un cliché sur la société menée par les femmes qui est plus
pacifique que celle menée par les hommes, mais l’impression est plutôt que
l’humanité a su évoluer après des périodes très violentes et instables (le
Déclin, qui est visiblement la chute de notre civilisation, a laissé la place
aux Harems puis aux Ruches, deux systèmes dont on ne sait pas grand-chose mais
qui semblent avoir été belliqueux dans leur fonctionnement). La naissance du
Pays des Mères est intimement liée à Garde, qui a prêché la Parole d’Elli,
sorte de déesse universelle. C’est d’ailleurs pour cela que les années sont
comptées "Après Garde".
Avec sa soif de connaissance, Lisbeï va secouer le Pays des
Mères en faisant des découvertes qui dérangent beaucoup les conservatrices,
appelées les Judites, mais qui dérangent un peu tout le monde en vérité. Après
le coup d’éclat initial, on voit les choses décanter, un peu comme dans notre
société (à un moment, vous vous rendez compte que tout le monde, réacs compris,
se fout éperdument de ce qui faisait hurler les réacs d’autrefois…).
Chroniques du Pays des Mères est aussi exceptionnel par ses
personnages, toutes très différentes et finement caractérisées. C’est vraiment
une merveille : Antoné, Mooreï, Kélys, Guiséia, Toller… Elles sont toutes
très différents et merveilleusement complémentaires, et c’est un plaisir
immense de les rencontrer. Elles s’imbriquent à la perfection dans cet univers
au féminin. Vous avez peut-être remarqué que j’ai parlé d’"enfantes" et que j’ai utilisé le
féminin pluriel au sens générique dans ce paragraphe. C’est parce que tous les
noms sont féminisés dans la langue du Pays des Mères, un procédé à la fois
permanent et étrangement discret – comme quoi on s’habitue parfaitement aux
changements, quand on a l’esprit ouvert. En revanche… ça a dû être tellement
compliqué à répercuter dans les traductions, ce truc!! En anglais, où le
masculin et le féminin sont pratiquement absents, tout le travail sur la langue
a dû passer à la trappe… En russe, où il y a aussi du neutre au singulier et où
le pluriel est juste pluriel (ni masculin ni féminin), ça a dû être ardu…
(Chroniques du Pays des Mères existe-t-il en russe, d’ailleurs?)
[Dvulgâcheur]
Dans ce contexte, c’est avec un désarroi total et un effroi
grandissant que j’ai lu le dernier chapitre, dans lequel on apprend que tous
ces gens sont en fait manipulés par une humaine à la vie bien plus longue que
la leur, qui leur fournit les informations qui vont bien, les influence et LES
REPRODUIT ENTRE EUX pour obtenir je ne sais quel humain elle veut. Ça m’a
rappelé la trilogie des sorcières d’Anne Rice, dans lequel on finit par
apprendre que le grand-oncle (qui est en fait le frère, le père, le grand-père,
l’oncle, le grand-père à la fois) a préparé le terrain pour obtenir une
sorcière ultrapuissante en couchant avec sa sœur, puis sa fille, puis sa
petite-fille… Ça m’a totalement dégoûtée et ça m’a semblé remettre en question
tout le message hyper positif du roman. Lisbeï croyait lutter pour la vérité,
alors que l’une des personnes qui l’aidaient le plus lui cachait ladite vérité?
Elle croyait avoir un don spécial, né d’une nouvelle mutation, alors que cette
personne tierce a manipulé son génome exprès? GLOUPS!
Heureusement, ces
quelques pages sont très minoritaires au regard de l’épaisseur du volume et n’ont
pas terni mon expérience de lecture. Passée la surprise, j’ai tout de suite eu
envie de reprendre le roman au début, pour encore mieux apprécier cette histoire
et cet univers… Un chef d'œuvre!
En deux mots (ou plutôt trois ^^): merci, Tigger
Lilly!
Avec ses 784 pages, cette édition Folio me permet de
participer au Challenge Pavé de l’été de Brize. Ce sera sûrement ma seule
participation – à moins d’un cataclysme m’empêchant de travailler (mais pas de
lire! 😂), il est impossible que je lise et chronique un deuxième pavé d’ici le 23 septembre –, mais c’était vraiment cool de pouvoir m’inscrire cette année!
Allez donc voir ailleurs si ces chroniques y sont!
L'avis de Grominou
L'avis de Shaya
L'avis de Tigger Lilly
L'avis de Vert
L'avis de Xapur