samedi 22 octobre 2022

Yoga (2020)

Comme les lecteurs fidèles ou attentifs de ce blog le savent déjà, je suis une grande amatrice d’Emmanuel Carrère, qui est aujourd’hui le seul auteur français dont l’actualité m’intéresse. En 2020, il a sorti un livre intitulé Yoga. Et moi, je pratique le yoga. Il était donc tout particulièrement indispensable que je le lise. 🤩

En janvier 2015, Emmanuel Carrère s’est inscrit à un stage intensif de méditation. Dix heures par jour pendant dix jours, sans contacts avec le monde extérieur et sans échanger un mot avec les autres participants. Il avait pour projet d’écrire "un petit livre souriant et subtil" sur le yoga et il pratiquait le yoga et le tai chi depuis des années, donc il s’est penché sur ses narines avec bonne volonté (car la méditation, ça consiste beaucoup à s’intéresser à ce qu’il se passe dans ses narines – l’auteur proposera une grosse dizaine de définitions de cette discipline [mais est-ce vraiment une discipline, pour commencer… 😄] et cette histoire de narines me reste tout particulièrement en tête). Hélas, les attentats de Charlie Hebdo l’ont tiré de là, vu qu’on lui a demandé d’écrire un discours pour l’enterrement de l’une des victimes. Par la suite, et sans forcément de lien avec ce stage avorté, ces attentats et ce décès, Carrère, qui a toujours fait preuve d’une instabilité d’humeur et d’un fond névrosif particulièrement aigu que j’ai déjà évoqué comme une des choses que je préfère dans ses bouquins, a plongé dans une dépression particulièrement sévère et a fini interné à l’hôpital Sainte-Ann, à Paris, où on lui a diagnostiqué un trouble bipolaire. La deuxième partie du livre tourne autour de ça. La troisième partie se déroule quant à elle sur une île grecque, où il a encadré des ateliers d’écriture créative pour de jeunes réfugiés.

Bon, Yoga est vite devenu mon Carrère préféré. Mon écrivain adoré, que je vénère comme un génie et pratiquement un dieu sur Terre, qui parle de yoga et de méditation pendant cent pages avec son style habituel, à la fois rapide, nuancé et ultraprécis, incisif, ironique et sarcastique, et surtout lucide, c’était un tel bonheur que je me suis un peu fâchée avec Elisabeth Vornarburg d’avoir écrit un tel chef d’œuvre avec Chroniques du Pays des Mères, parce qu’en toute objectivité je ne peux pas faire de Yoga le meilleur livre que j’ai lu cette année si cette année j’ai aussi lu Chroniques du Pays des Mères. Damnation.

Dans la partie sur l'internement, je me suis marrée comme une folle. En vrai, c’est terrible, cet internement, et Carrère décrit un enfer personnel absolument épouvantable, dans lequel je me suis évidemment retrouvée, parce que ce que j’aime chez Carrère c’est qu’on a beaucoup de névroses en commun mais que lui il en sort quelque chose de spectaculaire; il n’empêche que je me suis marrée, avec cette insouciance soudaine qui vous prend quand vous n’envisagez même de vous retenir dans le train ou le métro parce que c’est trop drôle et c’est trop VRAI et c’est trop FOU.

"La fille disait avec placidité qu'elle était complètement folle mais qu'après une dizaine d'électrochocs – qu'elle appelait des ECT –, ça allait beaucoup mieux. Elle me connaissait plus que je ne le croyais, car elle avait séjourné dans l’unité protégée en même temps que moi. Seulement elle se le rappelait et pas moi. Elle se rappelait que nous avions beaucoup discuté, notamment des romans de Cormac McCarthy qu’elle adorait et semble-t-il moi aussi – ce qui m’a surpris car, tout en ayant la vague intention de le faire un jour, je n’ai lu aucun des romans de Cormac McCarthy."

La troisième partie m’a moins emballée, dans le sens que j’y ai vu moins nettement de lien avec le sujet du bouquin – Carrère passe un peu en mode D’autres vies que la mienne, et d’ailleurs il dit à un moment que ce roman est celui qu’il préfère dans son œuvre – il a bon goût, car D’autres vie que la mienne est EXCELLENT – mais bien sûr j’ai fini par comprendre que [divulgâcheur] c’est le moment où il peut commencer à remonter la pente [fin du divulgâcheur] et donc voilà, c’était pertinent aussi.

Comme d’habitude, Carrère m’a aussi expliqué la vie, ce qui m’a donné du courage, au moins le temps de ma lecture.

"[Si] je m'obstine à écrire ce livre, ma version à moi de ces livres de développement personnel qui marchent si bien en librairie, c'est pour rappeler ce que disent rarement les livres de développement personnel : que les pratiquants d'arts martiaux, les adeptes du zen, du yoga, de la méditation, de ces grandes choses lumineuses et bienfaisantes que j'ai toute ma vie courtisées, ne sont pas forcément des sages ni des gens calmes, apaisés et sereins, mais quelquefois, mais souvent, des gens comme moi pathétiquement névrosés, et que ça n'empêche pas, et qu'il faut, selon la forte phrase de Lénine, « travailler avec le matériel existant », et que même s'il ne vous conduit nulle part on a raison malgré tout de s'obstiner sur le chemin."

Voilà. Je suis, moi aussi, pathétiquement névrosée; j’ai fait dix ans de psy pratiquement à vide, j’ai saboté la plupart de mes relations amicales, j’ai bâti l’essentiel de mon existence sur la haine et je souhaite quotidiennement bien du mal à bien des gens, et d’année en année je garde l’impression désabusée que j’ai beau avancer au prix d’efforts colossaux, les autres sont partis dix mille ans avant moi et vont dix fois plus vite, alors tous ces efforts ne me conduisent nulle part. Et pourtant je m’obstine à déployer les mêmes efforts et j’estime que cette obstination a une valeur en soi. Et lire Carrère qui dit la même chose, ça apporte du soulagement.

J’ajouterai que Carrère évoque avoir un peu abusé en exposant la vie de sa mère et de sa compagne de l’époque dans Un roman russe, ce qui est bien et juste, d’autant que ce roman contient une lettre érotique complètement what the fuck, que Carrère a adressée à sa compagne… en la publiant dans une revue tirée à 600 000 exemplaires. Je vous ai dit qu’il a quelques problèmes?

14 commentaires:

  1. Ça aurait dû/pu s'appeler "consultation psy gratuite" en fait (enfin, pas gratuite, mais voilà quoi)("consultation psy comprise" ?)(oui, je fais des parenthèses multiples à la Tigger Lilly). Je ne pense pas avoir envie d'en lire un en entier, mais les citations sont sympas. En tout cas c'est top si ça te fait du bien.
    Oh, et divulgacheur : tu as le droit d'avoir deux meilleures lectures de l'année.
    Je termine par une question : c'est quelle posture de yoga en couverture ? 🙃

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    1. @Baroona: Je ne suis pas sûre que tu apprécierais Carrère 😅 On fait difficilement plus narcissique et j'ai tendance à penser que tu trouverais ça bien vain...
      Lol, bonne question pour la posture de yoga! La lévitation inversée, dirais-je 🤣 Ou l'araignée suspendue au plafond 🤣

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  2. Tu sais depuis le temps qu'on se connait et via les discussions irl mais surtout ce que tu dis parfois sur ton blog, comme aujourd'hui, je me rends compte que tu es quand même bien fucked-up.
    Moi j'ai conscientisé que j'étais fucked-up quand je suis rentrée à l'université, même si j'avais déjà compris que je l'étais bien avant, hein, ça sort pas de nulle part.
    Par là j'entends (et ce n'est peut être pas ce que cette expression veut dire en vrai, mais je m'en fous, ça correspond bien à ce que je ressens) une forme d'incapacité limite invalidante à s'entendre avec soi-même, à se sentir à sa place dans le monde, ou avec les autres et à ruminer l'ensemble de façon insupportable. Ca revient à trouver le moyen de se sentir malheureuse/pas à sa place/pas contente de soi (biffer selon les situations ou quelle est ta problématique ou tout à la fois et plus encore) alors même qu'en fait, ben… ça va quoi. Pas tout le temps en permanence forcément, mais c'est là il n'y a rien qui y fait, c'est là.
    Bref, à l'université, je me suis subitement retrouvée à côtoyer des gens aussi fucked-up que moi et je n'ai jamais eu une aussi riche expérience d'introspection.
    Ca me manque un peu.
    Je ne sais pas quelle forme ça pourrait prendre car on est ma foi fort occupées, mais je trouve que des fois on devrait discuter de ça, de ce qui fait de nous des êtres fucked-up, pour de vrai et de vive voix, je veux dire pas par blog interposé.
    Et je devrais définitivement lire Emmanuel Carrère, j'adore son humour.

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    1. @Tigger Lilly: Je vois très bien ce que tu veux dire par ce "fucked up" – moi, j'ai plutôt tendance à me qualifier de "mal barrée", mais "mal barrée" est plus moqueur et pessimiste. 😅 J'ai lu les quatre premières pages de Urban Dictionnary sur "fuckedup" sans trouver de confirmation. 🤣 Bon, ce qui me saoule, en vrai, c'est que je dois une partie de ces réflexions à l'habitude de les avoir, ce qui est vraiment très con. Continuer de penser un truc dysfonctionnel non pas parce que tu l'estimes juste, mais parce que tu en as l'habitude, c'est peu stratégigue.
      Bon, en vrai, je ne pense pas que tu aimeras tellement Carrère, toi non plus. Tu serais peut-être exaspérée par son ÉGO GIGANTESQUE. (Les majuscules sont destinées à souligner combien cet égo est GRAND.)

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    2. XD 4 pages de fucked-up dans un dico et pas de réponse, dis donc 😅 Marrant que tu aies ton terme aussi XD

      Mais c'est tout à fait ça ! Rationnellement tu sais très bien que c'est idiot de les avoir ses pensées, juste tu peux pas t'en empêcher. J'ai suivi une thérapie quelques mois pendant le second confinement :
      [psy] ce n'est pas parce que vous avez ses pensées qu'elles sont vraies.
      [moi] non mais je sais ça. Comment on fait pour ne plus les avoir ?
      [psy] on peut pas. Il faut les laisser passer. Ca fera 80 euros.
      … J'exagère un peu (pas sur le prix par contre) mais c'était à peu près ça.

      Haha pas impossible que je trouve ça insupportable en effet mais j'essaierais bien quand même.

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    3. @Tigger Lilly: Lol, je vois bien la séance!! 😁 J'envie les gens qui disent "mon psy m'a trop aidé en dix séances"...
      J'ai eu une idée pour Carrère! Tu pourrais lire sa biographie de Philip K. Dick. Comme ça, même si tu n'aimes pas sa manière de raconter, tu auras plus d'infos sur Philip K. Dick. et puis tu es une experte de Dick maintenant que tu as lu deux tomes de ses nouvelles en plus de (si je me souviens bien) des romans, tu comprendrais les références à ses textes. 😊😊

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    4. "J'envie les gens qui disent "mon psy m'a trop aidé en dix séances"..." -> mais tellement…
      Haha oui éventuellement. Mais je n'ai lu que deux romans de Dick.

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    5. @Tigger Lilly: Ah, j'aurais dit plus en effet, mais bon ça fait une bonne base quand même, surtout avec un milliard de nouvelles en plus 😁

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  3. En dehors de La classe de neige et L’adversaire,je n’ai rien lu d’autre.
    L’adversaire c’est sa rencontre avec JC Roman en prison. C’est très bien écrit et Emmanuel Carrere essaye avec beaucoup de délicatesse de comprendre ce qui a pu se passer dans la tête de cet homme. Il échange des courriers avec lui etc..Voilà.

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    1. @Melvin: Je les ai lus aussi. J'ai adoré la Classe de neige, que j'ai trouvé super triste. L'adversaire m'a moins marquée en tant que livre, mais peut-être est-ce parce que l'histoire est à proprement parler incroyable et reste plus en tête que le traitement qu'il en fait – d'autant que c'est une histoire vraie, ce qui la rend encore plus stupéfiante. Si tu as aimé ces deux livres-là, je ne peux que te conseiller d'en lire d'autres. Carrère a une production assez vaste et variée.

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  4. J'aime vraiment beaucoup cette seconde édition, elle est géniale xD Bon par sûre de lire du Emmanuel Carrère un jour (l'évocation de son Ego avec un grand E, déjà....) et puis le yoga.... Navrée pour toi, mais dans ma tête il y a toujours le souvenir de ma mère qui avait démarré le tai-chi, et ma réflexion pas interne, comme d'hab, de "ça a l'air chiant comme la mort ce truc".

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    1. @Shaya: Ahah je suis certaine que c'est passionnant, une fois qu'on y est... Si on aime se concentrer sur ce qu'il se passe dans ses narines! 😁

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  5. Y'a pas de règle pour le meilleur livre de l'année ^^
    (et sinon j'ai pas envie de remuer certaines choses dans ma tête donc je ferais simple : oui faut s'obstiner 🥰)

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    1. @Vert: Ha mais en toute objectivité, Chroniques est excepionnel... 🤩
      Merci 💖💖

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