L'Orda. Quando gli albanesi eravamo noi de Gian Antonio Stella, ou: La Horde. Quand c'était nous les Albanais.
Pour comprendre ce titre, il faut que vous sachiez que, pour des raison de proximité géographiques assez évidentes, l'Italie a reçu une grosse vague d'immigration en provenance des Balkans et notamment de l'Albanie pendant la première moitié des années quatre-vingt dix. Immigration qui ne s'est pas forcément toujours bien passée: pour faire bref, comme partout en Europe, il y a une certaine intolérance qui prend pied en Italie (et que dix ans de gouvernements Berlusconi n'ont pas découragée) et qui fait que tout ce qui est différent est regardé de travers. Bon, il faut aussi dire que la population immigrée non-occidentale n'est pas bien intégrée du tout en Italie, c'est même assez navrant de voir qu'une personne de couleur est systématiquement vendeuse de trucs tout pourris à la sauvette sur la plage et n'a aucune chance de trouver un métier stable, aussi modeste soit-il...
Ce qui nous intéresse ici, et qui explique aussi pourquoi les choses sont plus compliquée (ou plutôt plus arriérées) là-bas qu'ici, c'est que l'Italie, contrairement à la France, était jusqu'à il y a très peu un pays d'émigration, et même d'émigration de masse. En France, même si les gens ont tendance à l'oublier, l'immigration est un phénomène assez ancien: il n'y qu'à penser aux ghettos de Ritals des années trente dont parle Cavanna dans le bouquin du même nom. Vous êtes nombreux, adorés lecteurs francophones que je considérerais pour des raisons de praticité comme français (et non pas québécois ou belges par exemple), à avoir un grand-parent étranger (c'était d'ailleurs le mot d'ordre des manifs contre Le Pen en 2002, je crois).
En Italie, par contre, il n'y pas eu d'immigration avant les années quatre-vingt dix ou peut-être les années quatre-vingt. Au contraire, les gens partaient. Un peu comme l'Irlande, l'Italie des campagnes a plus ou moins crevé de faim jusqu'à la Deuxième Guerre mondiale, et des millions d'Italiens sont partis en France, en Suisse, en Amérique du Sud et en Amérique du Nord pour tenter de trouver une meilleure vie.
Des millions d'Italiens. Des hordes, quoi.
Voilà ce qu'étudie Gian Antonio Stella, un journaliste du Corriere della Sera (un grand quotidien italien, plutôt de centre-droite, qui est le plus lu dans le pays avec La Repubblica, qui est plus de gauche). Il faut dire que le ton de cet essai est parfois un peu trop polémiste, mais je crois que ce n'est pas pour moi qu'il l'a écrit: l'objectif est ici de prendre les arguments que certains politiques utilisent contre les étrangers et de montrer qu'ils ont été agités pendant des décennies contre les Italiens, partout dans le monde. Malheureusement, les gens que ce livre pourrait faire réfléchir ne risquent pas de le lire, à mon avis...
Chaque chapitre se penche sur un thème: la prostitution, la clandestinité, la vente des enfants, la misère, la xénophobie des populations hôtes, etc. Franchement, c'est parfois déprimant. Savez-vous que l'Australie et sa culture supérieure ont failli disparaître à cause des sales Italiens qui l'envahissaient? Savez-vous qu'à Aigues-Mortes, dans le Gard, des ouvriers italiens ont été attaqués par la foule, qui en a tué sept? Parce qu'ils volaient le travail des Français. À la Nouvelle-Orléans, aussi, la foule a pendu des Italiens. Les États-Unis refusaient ces clandestins analphabètes, qui sortaient facilement leur couteau et qui leur apportaient la mafia. Et puis, ce n'étaient pas vraiment des êtres humains, pour vivre dans des conditions d'hygiène et de surpeuplement pareilles, 20 personnes par pièce, en tas, et tellement sales que même les Chinois ne tombaient pas aussi bas...
Avec du recul, et vu le rôle totalement secondaire qu'a joué l'Italie sur le plan international aux XIXe et XXe siècles, ça pourrait presque être drôle de penser que tant d'Américains, de Canadiens, d'Argentins et --surtout-- d'Australiens ont sérieusement mis en garde leurs compatriotes sur le danger que représentaient les Italiens. Qui, à partir des années trente, étaient aussi accusés d'être des espions de Mussolini!
Au final, le triste constat de cette recherche, c'est que la misère engendre de la misère. J'ai presque été étonnée que Zola ne parle pas de l'émigration dans Rome ou un roman plus tardif (même si Rome, il faut le dire, présente très durement la vie des miséreux romains... en faisant le parallèle avec les miséreux parisiens, le narrateur assistant aux mêmes scènes de désespoir dans les deux villes). Zola aurait d'autant plus pu s'intéresser au sujet que certains criaient haut et fort "Mort à l'Italien" pendant l'affaire Dreyfus.......
Sur un plan plus personnel, la réflexion terrible est: quelle chance j'ai eu de venir en France en 1991 et pas en 1891. Quelle misère j'aurais connue alors. Un peu comme dit la chanson de Goldman: "Et si j'étais né en dix-sept à Leidenstadt, sur les ruines d'un champ de bataille..." Mais la misère d'alors était immensément plus étendue que celle d'aujourd'hui En Occident, et on aurait probablement tous été des crève-la-dalle il y a un siècle, comme les personnages de Germinal ou des Misérables... Profitons bien du fait qu'on vit en Occident et au XXIe siècle, allez!