Il m'aura fallu six mois pour venir à bout de La destruction des Juifs d'Europe de Raoul Hilberg, le "livre de référence sur le génocide" selon Folio.
Une lecture assez ardue et exigeante, principalement pour deux raisons.
Déjà, il s'agit du texte imprimé le plus petit que j'ai jamais lu. C'est limite difficile à lire et ça en fait un livre absolument MASSIF, bien plus long que ne peuvent le laisser penser ses (tout de même) environ mille pages. C'est principalement pour ça qu'il m'a occupée pendant six mois. Ci-dessus, une comparaison avec ma lecture suivante pour vous donner une idée...
Ensuite, c'est un essai, un vrai, rempli de chiffres et de citations de documents, et ce n'est pas toujours palpitant. Aussi sérieux soit le sujet abordé, il est difficile de s'intéresser longtemps à des données très détaillées, disons, par exemple, la répartition des biens juifs expropriés au printemps 1941 ou la liste des personnes présentes à une réunion. C'est aussi pour cela que je l'ai lu petit à petit.
Ceci étant, cette lecture reste édifiante, principalement parce qu'elle fait prendre "vraiment" conscience de la "tentacularité" du génocide. Nous sommes tous bien conscients de ce qu'a été la Shoah: on connaît le chiffre de six millions de Juifs morts, on a vu les photos et on a lu des livres... Mais on "voit" ici la machine administrative et militaire que cela a représenté concrètement, on lit des milliers de noms de gens qui, de près ou de loin, ont participé à la destruction, par exemple les employés de l'administration des chemins de fer qui comptaient les déportés dans les wagons pour facturer leur transport à l'organisme du Reich qui en était responsable.
Ça donne le tournis d'imaginer ce genre de scène. Et le ton tout à fait factuel avec lequel Raoul Hilberg recense ses sources rend très bien l'idée; il n'y a pas de pathos et pas d'atrocités, juste des faits, des télégrammes, des rapports, des factures et des lois.
"Le ministère du Travail entreprit d'élaborer une politique salariale juive à la fin de 1939, en partant du principe qu'il fallait modifier le droit allemand du travail de manière à exclure les Juifs de certains avantages. Mais, tandis que les bureaucrates du ministère discutaient des détails, les employeurs commençaient à appliquer leurs propres mesures. Beaucoup d'entreprises ayant refusé de payer les congés légaux, des salariés juifs les attaquèrent en justice. Le Tribunal du travail de Cassell donna naturellement raison aux employeurs, attendu que les Juifs n'avaient pas de "lien intérieur" avec l'exécution du travail, que le Juif ne voyait dans le travail qu'un produit comme un autre, et que le Juif n'avait pas de loyauté envers son employeur; en conséquence de quoi il n'avait pas droit aux congés légaux."
"Le ministère du Travail entreprit d'élaborer une politique salariale juive à la fin de 1939, en partant du principe qu'il fallait modifier le droit allemand du travail de manière à exclure les Juifs de certains avantages. Mais, tandis que les bureaucrates du ministère discutaient des détails, les employeurs commençaient à appliquer leurs propres mesures. Beaucoup d'entreprises ayant refusé de payer les congés légaux, des salariés juifs les attaquèrent en justice. Le Tribunal du travail de Cassell donna naturellement raison aux employeurs, attendu que les Juifs n'avaient pas de "lien intérieur" avec l'exécution du travail, que le Juif ne voyait dans le travail qu'un produit comme un autre, et que le Juif n'avait pas de loyauté envers son employeur; en conséquence de quoi il n'avait pas droit aux congés légaux."
Le deuxième point qui m'a beaucoup marquée est la structure temporelle du génocide, quelque chose à quoi je n'avais guère pensé auparavant. Si vous estimez que les Juifs sont la cause de tous les maux et que l'État se doit de les éliminer, par quoi devez-vous commencer pour permettre à l'État de les détruire? Et bien il faut les identifier, individuellement et collectivement; alors vous créez de la législation pour DÉFINIR le Juif et vous RECENSEZ les Juifs qui correspondent à la définition.
Selon qu'on était né d'un ou deux parents juifs, pratiquant, marié à un Juif, parent d'un Juif, ou Juif baptisé, on pouvait dans l'Allemagne nazie être quart-juif, demi-juif, trois-quarts juif ou juif tout court, la perspective de survie étant de plus en plus basse pour chaque catégorie. Tout ceci représentait un travail énorme pour l'administration et pas mal de dilemmes; que faire, par exemple, d'un trois-quarts-juif marié à un Allemand, un vrai? Il fallait éliminer le trois-quarts-juif, mais c'était délicat, la population allemande devant être ménagée le plus possible...
Une fois le groupe à éliminer défini, on peut commencer à créer de la législation qui le concerne et passer à l'expropriation des biens, puis à la concentration dans des quartiers dédiés, puis enfin à la déportation et à la mise à mort.
C'est extrêmement logique, mais je ne m'étais jamais penchée avec tant de détail sur ce processus.
Un point que j'ai presque entièrement découvert ici: les opérations mobiles de tuerie déployées en Europe de l'Est et dans les territoires de l'URSS envahis en 1941. Des groupes militaires allemands accompagnaient l'armée avec pour consigne d'exterminer les populations juives. C'est ici que j'ai lu les rares passages un peu gores du livre, par exemple quand Hilberg cite des soldats décrivant les Juifs à moitié morts qui rampaient dans les fosses communes où on les recouvrait de chaux. (Charmant, charmant.) On voit aussi passer des télégrammes "de routine" où les responsables militaires font rapport du nombre de Juifs passés par les armes. Je vous assure que ça laisse songeur de lire des choses du genre "14 536 Juifs éliminés hier, nous continuons la route"...
Dernier élément qui m'a marquée: le très long chapitre sur les déportations de chaque pays d'Europe. Figurez-vous que la tâche des nazis n'a pas été facilitée partout. Les Italiens, par exemple, ne faisaient pas preuve d'un grand enthousiasme pour les rafles de Juifs, et, dans la partie de la France occupée par l'Italie, il est même arrivé que les forces armées italiennes défendent des Juifs contre les autorités de Vichy; au final, Hilberg ne recense "que" 9000 Juifs italiens exterminés. Soixante-dix ans plus tard, on a tendance à penser le génocide comme un processus bien huilé – et il l'était –, mais il impliquait un travail diplomatique et administratif étouffant pour un pays en guerre, et les nazis devaient constamment harceler les pays occupés ou alliés pour se faire livrer des Juifs.
En revanche, au tout début du processus, les associations juives leur ont facilité la tâche. Voulant montrer la "bonne volonté" des Juifs, les autorités des communautés juives fournissaient elles-mêmes les noms et les adresses de leurs membres, ce qui a énormément facilité le travail des nazis quand l'heure est venue de réquisitionner leurs biens et de les escorter aux ghettos. Hilberg remet les réactions collectives des communautés juives dans le long contexte de l'histoire juive en Europe, mais ça donne envie de pleurer...
La veille ou le jour même de son suicide, Hitler a laissé une note dans laquelle il accusait encore les Juifs d'avoir déclenché la guerre et expliquait que le combat de l'Allemagne pour sa liberté entrerait dans l'histoire. Je ne peux vous citer le passage exact car je ne l'ai pas noté (et je renonce à la retrouver vu la taille du machin...), mais c'était édifiant.
Un livre édifiant, donc, qui instruit et fait beaucoup, beaucoup réfléchir; mais sa taille est telle qu'on ne peut guère conseiller facilement de le lire – à moins que vous n'écriviez une thèse sur le sujet ! Il faudrait peut-être que tout le monde l'ait dans sa bibliothèque pour en lire un chapitre de temps en temps...
D'abord édité en 1961, La destruction des Juifs d'Europe a été réédité plusieurs fois après remaniement par l'auteur, c'est pourquoi je cite dans le titre de ce billet la date de mon édition et non la date de parution originelle.
Pourquoi ce livre?
Je ne me souviens plus trop de ma motivation lorsqu'on m'a proposé de me prêter ce bouquin; j'ai dû penser "ha tiens ça doit être intéressant". Quand j'ai vu la taille du texte, j'ai un peu paniqué, mais j'ai tenté quand même.
En juillet, j'ai très consciencieusement et systématiquement lu quelques pages après mes cours particuliers d'équitation, parce que j'étais tout simplement scandaleusement heureuse et qu'il fallait remettre les pieds sur terre. (Et c'est dire combien j'étais heureuse que cette lecture ne refroidissait même pas mon enthousiasme...)
Bigre quel sujet. Ça n'a pas dû être facile à lire.
RépondreSupprimerSinon t'es un peu maso de lire ça quand tu es absolument et parfaitement heureuse XD
@Lilly:
RépondreSupprimerFaut garder les pieds sur terre. :p Je me méfie un peu du bonheur. Enfin au final je barbote dedans depuis des mois, livre ou pas...
En plus, quand tu mets le nez dans ce genre de chose quand tout va bien, bein t'es moins étonné par le monde réel.