samedi 17 avril 2021

Rebecca (1938)

"Last night I dreamt I went to Manderley again."

L'incipit de Rebecca de Daphne du Maurier est célébrissime. Et, dans sa simplicité même, il fait l'introduction parfaite d'un roman qui touche à la perfection.


L'intrigue: la narratrice se remémore la manière dont, alors qu'elle était une jeune femme inexpérimentée de vingt-et-un ans, elle a rencontré Maxim de Winter, un riche veuf anglais, durant un séjour à Monte-Carlo. Elle accompagnait alors une dame aisée en qualité de dame de compagnie, tandis qu'il se consacrait à de longs trajets en voiture le long de la côte. Quasiment sans un mot, l'amour éclôt, les deux se marient et, après une lune de miel en Europe, ils rentrent en Angleterre pour s'installer à Manderley, la superbe demeure familiale des de Winter. Mais dans ce luxe feutré aux habitudes bien réglées, une ombre occupe tout l'espace: bien que Rebecca, la première femme de Maxim, soit morte depuis quasiment un an, on devine encore sa présence dans le moindre détail.

Difficile de parler de Rebecca tellement ce roman est superbement bien écrit. C'est vraiment extraordinaire. Dès le premier chapitre, dans lequel la narratrice décrit le terrain entourant la demeure, ça déborde de détails et de senteurs, avec une netteté extraordinaire. La seule autre personne qui écrit comme ça, c'est Anne Rice; mais c'est quand même très différent, Anne Rice a quelque chose de plus riche et décadent.

Manderley, c'est donc une riche demeure de campagne à la Downton Abbey. Derrière la façade magnifique et le luxe tellement luxueux qu'il peut se permettre d'être discret, il y a une main de femme, reconnaissable dans le moindre détail: la décoration, les œuvres d'art, la papeterie, les repas... C'est Rebecca. Partout où notre narratrice tourne le regard, elle voit Rebecca. C'est Rebecca que le vieux chien aveugle attend. C'est Rebecca qui dicte l'horaire et le contenu des repas. C'est Rebecca que l'intendante regrette amèrement. C'est à Rebecca que tout le monde compare la nouvelle épouse. C'est Rebecca qui occupait la plus belle chambre de la maison, conservée telle quelle depuis sa mort.
"Rebecca, always Rebecca. Wherever I walked in Manderley, wherever I sat, even in my thoughts and in my dreams, I met Rebecca. [...] Rebecca, always Rebecca. I should never be rid of Rebecca."
Comme me l'a dit une amie, ce bouquin parle d'une "différente forme de hantise". Je l'ai lu pour le plaisir de la maison hantée; j'ai trouvé une obsession qui paraît à la fois incroyablement démesurée et parfaitement vraie – moi aussi, j'ai été hantée ainsi par des gens auxquels je me comparais sans cesse, généralement à mon désavantage, parfois dès que je sortais de mon lit le matin. Je connais bien cette sensation de ne pas être à sa place et de ne pas maîtriser les codes sociaux du milieu dans lequel on évolue. Je retiens, par exemple, le moment où la narratrice réfléchit à sa lingerie, imaginant ses femmes de chambre comparer le tissu de ses bas aux bas autrement plus fins que portait Rebecca... Timide, inexperte et gauche, elle ne sait où se mettre et n'ose pas creuser sa place, pas même auprès du personnel qui est censé la servir. Ainsi, la première fois que l'intendante, l'effrayante Mrs Danvers, lui demande quelle sauce servir avec le repas, elle répond: "ce que prenait Mrs de Winter". C'est la narratrice qui est devenue Mrs de Winter, mais ce titre est essentiellement utilisé en référence à l'autre Mrs Winter, celle qui s'est noyée et dont le corps a été repêché à des dizaines de kilomètres de là. Ce roman est une sorte d'illustration géante du syndrome de l'imposteur. Il illustre aussi combien le mythe de Cendrillon est trompeur. Pour une jeune femme pauvre, trouver l'amour en la personne d'un homme riche et le suivre dans sa demeure enchantée n'est pas forcément une bonne chose, et cela peut même tourner au cauchemar dans un milieu réglé jusque dans les moindres détails où les convenances sont reines. Et je pense que du Maurier a voulu montrer que ce carcan social est bien plus étouffant pour les femmes que pour les hommes...

Bien sûr, Rebecca, elle, était la maîtresse de maison parfaite, aussi belle, envoûtante et charmante qu'attachante. Tout le monde en garde un souvenir extraordinaire et certains peinent à accepter sa disparition. Sa fidèle Mrs Danvers pousse la chose jusqu'au morbide. La grand-mère de Maxim, dont l'esprit est embrouillé par l'âge, ne comprend pas qui est cette nouvelle épouse et demande, en pleurnichant, qu'on lui amène Rebecca...

Au-delà de sa rédaction superbe et de sa double ambiance de fous (Manderley, la maison superbe, et Rebecca, la morte qu'on devine encore partout), Rebecca est aussi haletant à lire à partir d'une certaine révélation. Le rythme s'accélère, le piège se referme. J'avais deviné cet élément-là, même si je n'avais pas identifié le pourquoi ([divulgâcheur] je pensais que Maxim avait tué sa femme à cause d'un adultère, alors que c'est à cause de sa grossesse [fin du divulgâcheur]). Mais, à la fin, boum, je suis restée scotchée: [divulgâcheur] le dernier coup de bluff de Rebecca, quel truc de fous. J'ai cru JUSQU'AU BOUT qu'elle était enceinte [fin du divulgâcheur]).

Le seul reproche qu'on pourrait faire à Rebecca, c'est que la narratrice effacée est, justement, trop effacée. Difficile d'imaginer une personnalité aussi discrète, aussi incapable de formuler la moindre exigence et allant jusqu'à cacher à ses domestiques qu'elle a cassé un objet de peur d'être réprimandée! Mais cela fait partie de la structure du livre: face à la figure titanesque de Rebecca, qui est tout simplement plus grande que nature, on ne peut que se faire tout petit.

Alfred Hitchcock a adapté ce roman au cinéma en 1940 et a remporté l'Oscar du meilleur film. Je vous en parle bientôt.

9 commentaires:

  1. Ha tu as vu le film aussi ! Il y a une adaptation récente qui est sortie sur Netflix aussi.

    C'est vraiment super ! J'ai très envie de lire ce livre. Mes parents l'avaient à la maison. J'ai tellement tourné autour, sans jamais le lire. J'en veux à mon moi du passé XD

    Bref, je le lirai un jour et verrai le film dans la foulée :p

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    1. Oh et c'est super intéressant ce que tu dis sur le syndrome de l'imposteur et tout.

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    2. @Tigger Lilly: "Ha tu as vu le film aussi !" --> Oups... En fait, non. Pas encore. Mais je l'ai emprunté! Je l'ai, là, devant moi! Je le regarde dès que je termine True Detective. 😃
      Je pense que tu apprécierais ce roman. Il est très riche de thématiques diverses. C'est vraiment le mélange idéal: le plaisir de la lecture et le suspense de l'intrigue mélangés à quelque chose qui te fait penser. C'est un peu comme Titanic, quoi!!

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  2. Il faudrait que je regarde l'adaptation mais Hitchcock me fait peur. Traumatisme des oiseaux.

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    1. @Shaya: Ah je ne l'ai jamais vu celui-là. Je trouve déjà certains oiseaux flippants, je pense être une bonne candidate au traumatisme. 😅

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  3. Syndrome de l'imposteur et pression sociale, tant de joie et de confiance en soi dans un même livre. Et tout ça est tellement vrai et universel, malheureusement.

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    1. @Baroona: C'est un roman fait pour toi, Baroona, tu en sortirais tout guilleret 🤪

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  4. Je garde un bon souvenir du film de Hitchcock. Je pousserais peut-être pas jusqu'à lire le roman mais ton retour est intéressant ^^

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    1. @Vert: J'ai regardé le film il y a quelques jours et je l'ai trouvé brillant. Je ne suis pas sûre que tu adorerais le roman (j'ai tendance à penser que l'héroïne te saoulerait par son excessive passivité), mais je te le recommande tout de même, il est tout simplement brillant.

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