samedi 18 octobre 2025

Recours à l'abîme (1936)

Et voilà aujourd'hui le onzième tome de la saga des hommes de bonne volonté de Jules Romains!!

Mon enthousiasme est inchangé. Cette entreprise romanesque est ahurissante et je me régale. Si vous avez déjà lu certains de mes billets précédents, vous savez. Mais ce onzième tome m'a aussi mise très mal à l'aise. Je vous explique pourquoi avec de nombreux divulgâcheurs et ça parle de viol, donc ne lisez pas ce billet si vous comptez vous embarquer dans ce voyage au long cours ou si le sujet vous met mal à l'aise!

Le roman parle beaucoup de George Allory, un écrivain qui essaye d'entrer à l'Académie française. Dans un des tomes précédents, on avait déjà assisté, de loin, à sa première tentative. Ici, on suit, mais de bien plus près, sa deuxième tentative. Sauf que celle-ci se solde par un nouvel échec, et qu'Allory tombe dans une dépression assez sévère, dont il sort grâce à un autre personnage, qui le met en contact avec une sorte de proxénète, Madame Raymond(e). (Je précise que le "e" final du nom de famille de cette femme est entre parenthèses délibérément: certains l'appellent Madame Raymond, d'autres Madame Raymonde, et Allory pense son nom avec des parenthèses autour du "e". 🤣)

Madame Raymond(e) propose à Allory d'assouvir n'importe laquelle de ses envies. Et pas de bol pour nous, l'envie d'Allory est en fait un viol. Alors, Madame Raymond(e) organise une rencontre avec une jeune fille d'assez bonne famille, qui cherche une sorte de protecteur plus riche qu'elle, mais qui ne se doute quand même pas qu'on la livre en pâture à un inconnu. Le viol n'aboutit pas totalement, mais les chapitres durant lesquels Allory déroule son fantasme dans ses notes, puis durant lesquels la rencontre est organisée et a lieu, ont été très lourds pour moi, et j'ai refermé le roman avec un certain dégoût.

En outre, lorsqu'il prend des notes sur son fantasme, Allory écrit dans un cahier qu'il intitule plus ou moins "Notes pour un prochain roman", de manière que sa femme, si elle devait fouiller dans ses affaires, ne se doute pas qu'il s'agit de ses pensées à lui. En d'autres termes, on a un écrivain qui utilise un personnage virtuel comme subterfuge pour assouvir ses envies. De là à se demander si c'est ce qu'est en train de faire Jules Romains... 😱😱😱

Alors, attention, je ne dis pas que le roman est illisible ou à jeter à cause de cet élément.

D'une part, le ton ne cautionne absolument pas le projet d'Allory. Il ne le condamne pas non plus, me direz-vous. Mais ce n'est pas étonnant: la voix narratrice est toujours très proche des pensées des personnages, ce qui est d'ailleurs une des grandes réussites de l'auteur. Il y a déjà eu quelques horreurs dans les tomes précédents, notamment un meurtre, et jamais, me semble-t-il, la voix narratrice n'est venue critiquer, commenter ou valider un comportement; elle "rapportait" ce que pensait et éprouvait le personnage.

D'autre part, Allory, s'il ne se "rattrape" absolument pas, fait tout de même preuve d'une certaine transparence envers sa victime, Michèle, ce qui redonne à celle-ci une certaine... liberté? agentivité? Bon, ça ne dure pas longtemps, et il la prend bien au piège à la fin, mais c'est là. Il aurait pu garder une certaine information primordiale pour lui.

Enfin, le titre du roman, Recours à l'abîme, s'explique probablement par cette chute dans une sexualité crade et interdite, mais aussi par le dernier paragraphe, où Michèle, à son tour, se penche sur un abîme et plonge dedans. Là aussi, sans aucun commentaire extérieur de la voix narratrice. C'est un constat: elle dit "oui". Ce qui irait plutôt dans le sens de "des fois, les gens plongent dans les ténèbres".

Tout ça pour dire que, malgré mon gros malaise et le parallèle envisageable entre l'écrivain Jules Romains et le personnage-écrivain George Allory, je ne suis pas du tout convaincue que Jules Romains ait écrit ces scènes en mode "regardez comme c'est cool de toucher les seins d'une fille qui ne se doute de rien". On pourrait même y voir une critique d'un système qui fait qu'une fille sans ressources financières en est réduite par sa propre mère à trouver un homme plus riche qu'elle à qui vendre ses faveurs...

D'ailleurs, le chapitre intitulé "Quatre femmes" irait plutôt en ce sens: en donnant la parole à Mathilde, qui se rend, elle, à un rendez-vous avec son nouvel amant en sachant ce qu'elle fait, on pourrait presque prendre Jules Romains pour un féministe de notre temps. Elle y va volontairement... Mais en fait pas trop, c'est surtout qu'elle se sent coincée, elle est mal à l'aise avec son corps, elle pense à ses poils qu'elle va devoir épiler plus régulièrement, et à ses habits qui devront toujours être impeccables même là où le tissu est caché, bref elle a une charge mentale affreuse au sujet de son apparence à cause du rapport sexuel à venir! C'est le genre de commentaire qu'on "libère" de nos jours, ça. Sauf que le bouquin a quatre-vingt-dix ans.

Mais bon, tout de même, gros malaise!!!

Pour le reste, on retrouve dans ce tome des personnages et des thèmes récurrents: mes Jallez et Jerphanion adorés, mais peu présents; Margaret-Desideria, qui repart chez elle dans les Balkans et qui, à mon humble avis, aura un rapport avec un célèbre attentat qui aura lieu en 1914; la menace incessante de la guerre, le travail de fond de certains pour l'éviter et les manigances de certains salauds pour qu'elle ait bien lieu; et des tas de personnages qu'on retrouve pour seulement un chapitre, voire seulement quelques lignes, dans un extrait d'une lettre... Tout ceci reste absolument renversant de compléxité!!

Au hasard de mes pérégrinations sur Internet, j'ai découvert que cette édition Bouquins contient un récapitulatif des personnages. Le truc est totalement hallucinant. Il y a d'abord 75 pages de "Fichier des personnages", avec le récap de ce qui arrive à chacun. Puis presque 70 pages d'index listant les chapitres dans lesquels ils apparaissent. Le travail monstre que ça représente!!!! C'est complètement dingo!!!! Je vous mets une photo du début des deux documents, où vous aurez justement quelques infos sur Allory et sur l'Académie française, vu que ça commence par un A. 👀

  

lundi 13 octobre 2025

Écoutez nos défaites (2016)

Aujourd'hui, je vous parle d'un nouveau roman de Laurent Gaudé, auteur que j'ai découvert avec plaisir il y a dix ans, puis laissé de côté et redécouvert l'année dernière. Un grand merci à la consœur qui me l'a prêté après que nous avons vu son tout dernier opus dans la vitrine d'une librairie! 😊

Écoutez nos défaites est un roman polyphonique. À notre époque, il donne la parole à trois personnages: un agent des services secrets français, une archéologue irakienne et un homme dont je pense qu'il vaut mieux ne pas dévoiler l'identité. Dans le passé, il donne la parole à plusieurs grands combattants ou conquérants: Hannibal, Ulysses S. Grant et Hailé Sélassié (le dernier empereur d'Éthiopie – je le précise pour ceux qui, comme moi, n'ont aucune notion d'histoire africaine).

Ce qui les lie, tous: la violence. Soit la violence des missions des services secrets, soit celle des extrémistes en noir qui pillent les sites archéologiques, soit celle des batailles de grande ampleur, entre pays ou empires.

Évacuons tout de suite le souci stylistique qui a un peu terni ma lecture. De manière générale, chaque passage consacré à un personnage se termine sur quelques lignes en crescendo, avec une accélération du rythme et une sorte de souffle de désespoir, par exemple parce que le personnage s'apprête à plonger dans l'horreur du combat ou prend conscience de l'étendue du désastre. C'est très efficace et bien maîtrisé. Sauf que les différentes prises de parole sont assez courtes, de une à trois pages maximum. Du coup, le procédé revient très souvent. Et cela le vide pas mal de sa substance ou du moins de son efficacité. 🫤

Ce problème mis à part, la lecture est passionnante. En partie parce qu'on veut savoir comment va se dérouler la mission dont est chargé l'agent des services secrets français. En partie parce que le récit nous plonge dans des combats à grande échelle, où l'on retient son souffle. En partie parce qu'il m'a, personnellement, fait découvrir pas mal de choses sur la Guerre de Sécession aux États-Unis, la campagne d'Hannibal en Europe et surtout la vie de Hailé Sélassié, qui a essayé de résister à l'envahisseur italien à partir de 1935, a dû s'exiler mais a pu retrouver son trône en 1941.

Bien sûr, comme on parle d'un roman de Laurent Gaudé et que cet écrivain s'intéresse très clairement aux dynamiques de domination à l'œuvre dans le monde et à tout ce que l'humain fait de pire, l'ensemble n'est pas gai. Du sang, des massacres, des hommes qui meurent dans le sable, des hommes qui meurent de faim, des hommes qu'on traque, des alliés qui vous lâchent, des éléphants qui deviennent fous de peur et de douleur, Daesh qui détruit les vestiges antiques, des traumas dont on ne revient jamais – c'est un texte qui crie quelque chose sur l'état du monde, l'éternel recommencement de la violence et la défaite ultime de tout ceci. Même quand on gagne, on a déjà perdu, [divulgâcheur] à l'image d'Agamemnon, qui est prêt à sacrifier sa fille aux dieux pour que ceux-ci envoient le vent qui lui permettra de voguer jusqu'à Troie: même s'il remporte la victoire sur Troie, il a perdu [fin du divulgâcheur].

C'est cela qui donne tout son sens au titre, Écoutez nos défaites. Et pourtant, le roman se termine sur une scène d'apaisement... ☀️

Quand on a déjà lu La Mort du roi Tsongor, avec son siège épique et sanglant, ou Eldorado, avec son récit à deux voix, on ne peut s'empêcher de penser que ce roman s'insère parfaitement dans la production de Laurent Gaudé. Il a vraiment saisi quelque chose et sait l'exprimer avec ses tripes. C'est un écrivain engagé, comme on dit.

mercredi 8 octobre 2025

Les BD du troisième trimestre 2025

Comme d'habitude, retour sur les lectures graphiques du trimestre, qui était placé sous le signe de la lecture jeunesse et des héroïnes intrépides.

Complots à Versailles. 1. À la cour du roi de Carbone et Giulia Adragna, d'après le roman d'Annie Jay (2019)

Une BD jeunesse très plaisante, avec des héroïnes intrépides, de belles robes et une cour pleine d'intrigues. Ça m'a rappelé beaucoup de bons souvenirs de À la poursuite d'Olympe d'Annie Jay, autrice du roman adapté ici (que je n'ai pas lu, lui).
Éditeur: Jungle

Les Héricornes. Tomes 1 à 3: L'appel de la déesse, La digne héritière de Mu et Le silence de Ketys de Kid Toussaint (scénario) et Veronica Alvarez (dessin et couleur) (2024 et 2025)

 

J'vous jure! Mon mec vend une BD sur des filles qui ont des licornes et il faut que je voie les supports de com en boutique pour l'apprendre!! Il ne me dit jamais rien!!
Eh bien, c'était une franche réussite. Univers de fantasy féérico-médiévalisante, jeunes filles très différentes en route pour le temple de la déesse, licornes magiques qui viennent aider leur héritière quand celle-ci les appelle, humour, mignonnerie, méchante sorcière qui manigance dans l'ombre. Trop chouette. Purée, j'aurais TELLEMENT adoré lire ça quand j'étais gamine.
L'histoire n'est pas finie. Vivement le tome 4.
Éditeur: Le Lombard

vendredi 3 octobre 2025

La gamelle de septembre 2025

Comme d'habitude, retour sur les activités du mois écoulé, hors lecture!

Sur petit écran

The Thursday Murder Club de Chris Columbus (2025)

Une petite comédie bien sympathique, avec campagne anglaise de rêve, demeure seigneuriale à la Downton, cadavre, vieux pleins aux as et même quelques lamas. 🦙🦙 Maggie Smith et Angela Lansbury auraient été tellement parfaites dans ce cadre. 💞 Teasing: le plan de Pierce Brosnan dans la piscine dure à peu près une seconde et demie, mais j'en ris encore.

Sur grand écran

Sleepy Hollow de Tim Burton (1999) 🐎🎃🪓⚔️

Halàlà!! Quel chef-d'œuvre!! Quelle perfection!! Comme je comprends que ce film ait été un choc esthétique majeur dans ma vie d'ado!! Comme il représente tout ce que j'aimerais vivre et être!! Comme il représente tout ce que j'aurais aimé écrire et créer, moi!! Et comme il représente le climat automnal que j'a-do-re et que le dérèglement climatique a complètement flingué! 😭
Pour la petite histoire: Sleepy Hollow est le premier film que j'ai vu à cause du cheval, car j'avais entendu la pub à la radio et qu'on entendait le cheval galoper et/ou hennir (et qu'est-ce que j'ai bien fait: tous les plans avec le cheval sont géniaux); c'est le premier film que j'ai vu deux fois au cinéma; et c'est le premier (et l'un des très rares) que j'ai vu au cinéma dans deux pays différents, d'abord en France puis en Italie. Et de ce point de vue, le revoir est assez douloureux, car il représente aujourd'hui une époque révolue, qui n'était certes pas toute rose, mais qui avait de bons côtés et de bonnes personnes, qui sont aujourd'hui sorties de ma vie sans que jamais, à l'époque, je n'aie vraiment réalisé que j'avais de l'or entre les mains... 🥺

Downton Abbey: The Grand Finale de Simon Curtis (2025)

Quelle émotion! C'est juste la famille, cette famille! Ce troisième film est dans la droite ligne des deux premiers et j'ai adoré. Ma seule critique: le fait que le personnage indigne de confiance soit, justement, indigne de confiance est beaucoup trop flagrant. Mais à part ça, que du bonheur, et des larmes à la fin. Cette fois, mon copain m'a demandé non pas un mouchoir, mais deux. 👀

Du côté des séries

Toujours rien.

Et le reste

En fin de mois, j'ai lu mon Cheval Magazine habituel. Hélas, je n'ai pas lu d'autre revue. C'est la troisième fois cette année que je manque le rendez-vous et ça me saoule. Je ne peux qu'espérer que je prendrai et trouverai le temps pour ça le mois prochain. J'ai un Mad Movies sur Lovecraft qui attend... 🐙🐙

dimanche 28 septembre 2025

Les Pouvoirs (1935)

Chronique express!

 

Et voilà le dixième tome de la saga des Hommes de bonne volonté de Jules Romains ❤️‍🔥 Comme je manque de temps au moment d'écrire ce billet (et que j'ai déjà tardé à m'y mettre, ce qui signifie que mes souvenirs s'étiolent), je vais répéter les grandes lignes de ce que je dis à chaque tome: c'était génial, Jules Romains était un génie, tout s'imbrique et s'enchaîne merveilleusement, les pensées des personnages sont super différenciées mais sonnent toutes juste, c'est d'une ambition folle, je me régale... Mais je tremble aussi, car on parle énormément de la menace de la guerre avec l'Allemagne – et parfois, ça résonne un peu trop avec les tensions actuelles avec la Russie.

Trois choses à retenir de ce tome en particulier, toutefois: les doutes de Laulerque sur l'Organisation, l'espèce de vertige relatif au fait qu'il ne sait pas du tout quel en est l'objectif et dans quoi il s'est embarqué au juste; les subtilités et démélés politiques de Gurau dans les différents ministères, et la présence sûre et légèrement drôle de son bras droit Manifassier; et pour finir, une lettre merveilleuse de Jallez à Jerphanion, qui mêle une réflexion aiguisée sur le besoin de sécurité des peuples, sa peur de l'avenir dans lequel il voit venir la guerre et une déclaration d'amitié formidable; puis la réponse de Jerphanion; et enfin leur séjour ensemble, décrit en un chapitre d'à peine une page, mais riche, riche, riche. Comme j'ai le cœur serré en prévoyant que ce souvenir-là leur reviendra quand ils seront à la guerre...

mardi 23 septembre 2025

Quand la fontaine coule dans la vallée (2022) + Treize âges de la vie d'une femme (2024)

Aujourd'hui, petit interlude poétique!

Quand la fontaine coule dans la vallée.
Fables d'ici pour maintenant
(2022)

 

En octobre dernier, François Lavallée, traducteur canadien de passage à Paris, a animé la Matinale de la Société française des traducteurs pour présenter le Wiktionnaire, auquel il a largement contribué, et j'ai eu la chance de gagner un de ses ouvrages. (Il y a toujours un petit cadeau tiré au sort pour les personnes inscrites à l'avance, car l'inscription aide le café qui nous reçoit à s'organiser.) Quelques mois plus tard, j'ai donc lu de la poésie, ce qui ne m'arrive pour ainsi dire jamais.

Ce recueil réunit des poèmes en vers, à la métrique classique (= comme ce qu'on a étudié à l'école si vous êtes de ma génération), mais portés par un regard plus moderne ou malicieux. Voici deux titres pour vous donner une idée: "Le bonhomme de neige amoureux du feu" et "Le bilieux et l'urinoir à l'œil magique". 😂 Le mélange est assez rigolo et le rythme très réussi, à quelques exceptions près – par exemple, j'ai du mal avec les vers faisant soudain un nombre de syllabes très réduit par rapport au reste du poème. Les poèmes étant indépendants les uns des autres, j'ai lu l'ensemble "en picorant", par exemple tard le soir, pour décompresser deux minutes avant de dormir.

Éditeur: Les Presses de l'Université de Montréal

Treize âges de la vie d'une femme (2024)

Ce mois-ci, j'ai lu ce recueil de Marie Rouzin, qui m'a été offert par une amie il y a plus d'un an. Étant donné que le recueil suit un seul personnage et que l'amie en question m'avait prévenue qu'il y aurait des violences sexuelles, je l'avais laissé en attente, dans l'espoir de le lire à un moment où j'aurais du temps pour le lire en deux fois maximum pour ne pas perdre le fil ET où je serais "d'humeur" à me plonger dans des violences sexuelles (pas un jour où l'expérience humaine semble déjà intolérable, par exemple).

Le format est tout à fait différent ici: pas de métrique particulière ou régulière, pas de rimes. Je suppose qu'il s'agit de "vers libres" (mais si vous vous y connaissez en poésie, dites-moi; si ça se trouve, ce n'est pas du tout du vers libre, ni même de la poésie, lol). De base, ce format n'est pas du tout ce que j'aime, mais j'ai tout de suite été entraînée. Il s'en dégage un vrai rythme, quelque chose qui coule tout seul. Je me suis même retrouvée à penser, dans ma tête, mon propre récit de mon enfance ou de mon adolescence sur le même rythme. Chapeau! Je suis très admirative...

Quant au récit de ces treize âges, il est très varié et brasse pas mal de choses: la vision d'une enfant qui pédale sur son vélo, la découverte de la littérature, les différences de classe. Et la violence des hommes, donc. Mon amie a bien fait de m'informer. Il y a plusieurs scènes dérangeantes, du genre que nous avons probablement toutes vécues, et une scène épouvantable, que j'ai lue pratiquement sans respirer. Après, je me suis levée, je suis allée fermée à clé la porte d'entrée, j'ai fermé une fenêtre ouverte et je crois que j'ai même baissé les stores. Et une question revient depuis: "As-tu fermé ta porte?".....

L'ouvrage n'est toutefois pas étouffant, car il se termine sur une parole libérée et le partage avec d'autres femmes. Je ne sais pas dans quelle mesure tout ceci est autobiographique, mais j'espère que, si ça l'est (et le fait que l'éditeur le classe dans la catégorie "Récit" irait en ce sens), Marie Rouzin a effectivement pu trouver cette forme de "soulagement".

"Personne ne peut dire si ce que tu racontes est vrai.
Pourtant, c'est vrai, tu le racontes."
❤️‍🩹

Éditeur: Le Castor Astral

jeudi 18 septembre 2025

Roman de Ronce et d'Épine (2024)

Voilà une très belle découverte que ce roman de Lucie Baratte!

 

Dans un château au cœur d'une mystérieuse forêt naissent deux jumelles, Ronce et Épine. Deux filles on ne peut plus différentes: Ronce se consacre tranquillement à la broderie, comme leur mère, tandis qu'Épine ne rêve que de parcourir les bois pour chasser avec leur père, le seigneur des lieux. Cet univers très inspiré de l'Europe médiévale, qui ne peut cependant pas être associé à une période ou un lieu en particulier, est aussi très magique. Certains oiseaux n'ont pas un comportement tout à fait normal; les messagers peuvent errer des mois sans trouver leur chemin dans la forêt; la légende parle d'un être démoniaque; et il se pourrait bien que les images brodées se mêlent à la réalité.

C'est surtout le style d'écriture de Lucie Baratte qui fait le charme de ce roman que j'ai dévoré. C'est une histoire qu'on nous raconte, avec un rythme et une sonorité hors de l'ordinaire. J'ai bien tiqué sur un terme ou deux (je lis "jouvencelle" et je vois tout de suite des ados boutonneux qui essayent de "faire Moyen Âge" dans un support comique genre Donjon de Naheulbeuk 😅 alors même que je n'ai jamais écouté ou lu Donjon de Naheulbeuk 😅), mais c'est très efficace et poétique dans l'ensemble, et cela crée un univers bizarrement empreint de magie...

... Une magie qui peut protéger, mais aussi défaire, enserrer et envahir, à l'image de la forêt et du végétal. J'ai tendance à penser que pas mal d'auteurs ont exploré la dimension dangereuse du végétal, mais, ici, il y a aussi quelque chose de répugnant et de malsain qui marche très bien. J'ai pensé à Vert-de-Lierre de Louise Le Bars, qui a bien réussi à rendre l'étrangeté de sa créature végétale.

Attention, cependant, le roman parle aussi du corps des femmes et de la maternité, soit par le parcours de Ronce qui va en voir des vertes et des pas mûres, soit par la figure de la mère des deux protagonistes, qui a perdu tous ses bébés après avoir donné vie aux jumelles. Je pense que ça peut perturber certain(e)s.

En fond, la broderie est partout, avec plein de termes techniques qui laissent deviner un univers fascinant, et des dessins symboliques et naïfs ou au contraire sanglants, à à l'image de cette superbe couverture réalisée par Tristan Bonnemain, qui parvient à être à la fois bucolique et tragique.

Également pleine de détails, cette couverture m'a fait penser à celle de Du thé pour les fantômes de Chris Vuklisevic, et un autre parallèle me semble pertinent entre ces deux romans: ils proposent tous deux quelque chose d'unique, une ambiance nouvelle, ou en tout cas que je n'ai, moi, jamais rencontrée ailleurs.

Bref, une belle réussite!

Et pourquoi ce livre, me demandez-vous?
Parce que l'autrice a été reçue dans le podcast Passion médiévistes à l'occasion de la remise du Prix de la Rose d’or Jeunes Amis du musée de Cluny 2025. Une interview super intéressante, qui m'a convaincue d'emprunter le livre sur le champ (car mon super réseau de médiathèques l'avait acheté) (bénis soient les bibliothécaires!).

Éditeur: les Éditions du Typhon.

samedi 13 septembre 2025

La Force des choses (1963)

Après Mémoires d'une jeune fille rangée et La Force de l'âge, j'ai enfin eu et pris le temps de me pencher sur le troisième tome des mémoires de Simone de Beauvoir, La Force des Choses.

Comme pour les deux ouvrages précédents, le texte est extrêmement dense: deux volumes de 375 et 525 pages dans cette édition Folio, soit un total de 900 pages (😅😅). Et des pages pratiquement pleines qui plus est, vu que les paragraphes sont très longs et les chapitres aussi.

En outre – et c'est un élément que j'ai totalement oublié de mentionner dans mes chroniques précédentes –, c'est également dense du point de vue  du name-dropping: dans la mesure où de Beauvoir retrace parfois ses journées avec précision, du type "je déjeunai avec Machin, puis Sartre et moi dinâmes avec Truc et Bidule; le lendemain, Choso nous écrivit qu'il était à Paris et nous retournâmes au même restaurant", il y a énormément de personnages. Certains sont encore connus de nos jours, d'autres ne le sont pas; certains n'étaient probablement pas connus à l'époque mais étaient des amis.

J'attire votre attention sur cette info de février 1949, à une soirée en hommage à Dullin (qui était un metteur en scène, m'informe Wikipédia):

"Salacrou, Jules Romains, firent de brefs discours; un acteur lut celui de Sartre."
TADAM!!! Jules Romains!! Jules Romains fait un discours et il y a Simone de Beauvoir dans l'assistance!!! TADAM!!! ✨✨✨

Bref, hystérie Jules Romainsienne à part, ce n'est pas une lecture facile, et c'est précisément pour cela que je la garde pour mes vacances, lorsque je peux y consacrer un peu plus de temps.

Ce troisième volume commence en 1945, avec la libération de la France et de l'Europe, et va jusqu'en 1962. J'en retiens plusieurs éléments.

L'omniprésence de Jean-Paul Sartre. C'est une évidence, à tel point que son absence dans Mémoires d'une jeune fille rangée m'avait étonnée. De Beauvoir et lui ont vraiment partagé leurs vies, et elle l'adorait. Parfois, cependant, je trouve qu'elle lui laisse trop de place, par exemple quand elle trouve totalement inutile de participer à un évènement parce qu'il y a va, lui, et donc c'est comme si elle y était.

Deux autres amours: Nelson Algren, un écrivain américain, et Claude Lanzmann. Algren a l'air un peu torturé et malheureux, tel que de Beauvoir le décrit; il lui a proposé de l'épouser, mais elle a refusé et il a eu du mal à accepter pleinement le fait que Sartre serait toujours prioritaire. Lanzmann était beaucoup plus jeune que de Beauvoir (il avait dix-sept ans de moins qu'elle) et il lui a apporté une sorte de seconde jeunesse.

L'écriture et le milieu intellectuel. De Beauvoir détaille aussi ses processus d'écriture et ses publications: en 1949, le célébrissime Deuxième Sexe; en 1953, Les Mandarins, qui lui vaut le Goncourt. Je lirai tout ça le moment venu, bien entendu. Quant à son milieu, il est fascinant: parmi les noms que j'ai reconnus, elle a fréquenté Albert Camus, Boris Vian, Françoise Sagan, Gisèle Halimi, et même Han Suyin, l'autrice de Multiple Splendeur que j'ai adoré!!

Les voyages. Comme dans La Force de l'âge, de Beauvoir raconte énormément de voyages: en Italie, en Espagne, au Portugal, en Europe de l'Est, aux États-Unis, à Cuba, au Brésil, en URSS, elle est allée partout! Elle a aussi acheté une voiture, une Aronde. Mais ces voyages, dès le lendemain de la guerre, mettent en relief un autre thème majeur de ce livre...

... Le désenchantement. 1945, c'est l'euphorie de la chute du nazisme et du fascisme et l'espoir d'un avenir meilleur. Mais très vite, il apparaît que les États-Unis arrêteront là pour leur efforts: pour les Portugais et les Espagnols, la vie continuera avec Salazar et Franco. Puis les relations se tendent entre les deux blocs, et l'anticommunisme triomphe aux États-Unis et en Europe occidentale; les idéaux du Comité national de la Résistance se diluent dans l'action des gouvernements français successifs; la droite triomphe; l'Algérie se soulève dans le sang, l'armée française manque de peu de faire un coup d'État, de Gaulle revient, l'OAS fait des attentats partout... En bref, des années pleines de rebondissements, de violences et de tensions, à tel point qu'on pourrait presque relativiser les tensions actuelles autour de Gaza, par exemple. La guerre d'Algérie a eu lieu en Algérie, ok; mais en métropole, on n'était pas loin de la guerre civile.

L'âge qui avance. En parallèle à ce désenchantement quant à l'état du monde et surtout de la France, qui est tout de même contrebalancé par des espoirs à Cuba, au Brésil et en URSS du fait de la déstalinisation, de Beauvoir parle de l'âge qui avance et du temps qui passe et emporte tout. Le corps n'est plus aussi réactif qu'autrefois, les amis meurent, le passé est de plus en plus distant, l'avenir se fait plus étroit. Avec Camus, la brouille est idéologique, car il n'a pas pris parti pour l'indépendance de l'Algérie et surtout n'a pas pris la parole contre les exactions de l'armée française; mais quel passage poignant quand elle parle de sa mort en 1960! Même s'ils ne se voyaient plus, elle regrette l'homme d'autrefois, l'ami d'une autre époque. Quant à l'épilogue, dont j'avais lu des extraits très marquants dans un vieux numéro de la revue Une vie, une œuvre du Monde, il est hautement déprimant, tant pour les critiques qu'on lui a adressées et qu'on adresse à l'identique aux femmes aujourd'hui, que pour cette vision sombre de l'âge. C'est pour toutes ces raisons, je suppose, que ce tome s'appelle La Force des choses, comme si le monde l'avait rattrapée après la période où elle était dans la force de l'âge.

Bref voilà, c'était exigeant, une vraie lecture de longue haleine, mais c'était passionnant; et de Beauvoir était une géante parmi les humains! ✨✨✨