mardi 17 septembre 2019

La femme gelée (1981)

Tout au long de ses livres, Annie Ernaux parle de ses propres expériences: La Place parle de ses parents, Une Femme de sa mère, Les Années de toute sa vie. Mais ce parcours personnel, qu'elle explore sans relâche, lui permet aussi de parler de l'évolution de la société française pendant la deuxième moitié du XXe siècle, notamment pour les femmes.


La Femme gelée est essentiellement centré sur ce dernier point: comment une femme ayant suivi une formation universitaire et exerçant un métier est "figée" par les conventions sociales et les attentes de son entourage, qui la confinent au rôle d'épouse, de maîtresse de maison et de mère, et en arrive à devenir, justement, une femme gelée. Annie Ernaux retrace sa découverte progressive des répartitions genrées des tâches, la révélation étrange que ses parents n'étaient pas normaux parce que son père faisait la vaisselle. Puis viennent l'adolescence, l'intérêt naissant pour les garçons et l'adoption d'attitudes codifiées pour attirer leur attention et les séduire – mais pas trop non plus, de peur d'attirer les critiques. Enfin, les études supérieures, un mariage hésitant, la constatation que les tâches ménagères lui incombent, naturellement, à elle. Une situation inégalitaire qui ne fera que se dégrader avec l'arrivée d'un enfant et à laquelle la reprise d'une activité professionnelle ne changera rien.

Le style est direct, parlé, plein d'ellipses. Choquant, aussi, tellement ce récit correspond à des choses qu'on a tous vécues, ces situations où, implicitement, un homme prend la direction de la conversation ou attend d'être servi. Moi, je me suis aussi retrouvée dans la maladresse de l'adolescence et l'influence déplorable d'une amie plus âgée qui réduit soudain la vie à la seule quête pertinente: un garçon, un garçon à tout prix. Puis les dizaines de petits faits qui, individuellement, ne pèsent rien, mais qui, mis bout à bout, annihilent la vie d'une personne.
"Quatre années. La période juste avant.
Avant le chariot du supermarché, le qu'est-ce qu'on va manger ce soir, les économies pour s'acheter un canapé, une chaîne hi-fi, un appart. Avant les couches, le petit seau et la pelle sur la plage, les hommes que je ne vois plus, les revues de consommateurs pour ne pas se faire entuber, le gigot qu'il aime par-dessus tout et le calcul réciproque des libertés perdues."
Une lecture navrante. Révoltante aussi, bien sûr, mais surtout navrante, parce que les choses changent lentement et que je vois des femmes, en 2019, vivre ce qu'Annie Ernaux a vécu pendant les années soixante-dix. Sous certains aspects, je me sens d'ailleurs, moi aussi, une femme gelée, même si mon parcours est très différent du sien. J'espère que son ex-mari a un jour lu ce livre et qu'il l'a vécu comme un coup de poing à la figure...

Livres de l'autrice déjà chroniqués sur ce blog
L'écriture comme un couteau (2003)
Les Années (2008)

8 commentaires:

  1. Oh, tu me rappelles de relire Annie Ernaux. J'avais été touchée par ma lecture de La place, puis par Passion simple.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. @Marilyne: C'est une autrice à lire au moins une fois, à mon avis, même si j'imagine que tout le monde ne peut pas aimer son style. Je note Passion simple, que je n'ai pas lu.

      Supprimer
  2. Woaw ! Ca a l'air fort ce bouquin, je me le note.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. @Tigger Lilly: Il l'est et je pense que tu devrais lire Annie Ernaux au moins une fois, elle a des choses très intéressantes à dire.

      Supprimer
  3. Je n'ai lu que Une femme d'Annie Ernaux. Bon c'était dur.
    Elle a un style (en tout cas dans ce livre lu) assez froid, clinique, distancié. Mais il n'empêche que l'on sent malgré tout le bouillonnement émotionnel intérieur.

    Ce livre m'énerverait parce que c'est ce que j'ai vu dans ma famille (et vois encore!). Heureusement, moi, plus ^^

    Allez, il se peut que je le lise un jour

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. @Itenarasa: Oui, elle écrit de manière très particulière. C'est à la fois brut de décoffrage et glacial. L'adjectif qui me vient à l'esprit est "chirurgical".
      J'ai vu des choses similaires aussi, dans ma famille et ailleurs, et ce livre m'a semblé d'autant plus important.

      Supprimer
  4. Jamais lu d'Annie Ernaux, mais peut-être est-ce une erreur à réparer...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. @Shaya: Je te la recommande chaudement. J'adore ce qu'elle écrit et comment elle l'écrit. Je sais toutefois que certains n'aiment pas l'autofiction, trouvant que ça a quelque chose de narcissique. (À mes yeux, c'est plutôt un défouloir qu'une manière de se regarder le nombril.)

      Supprimer

Exprime-toi, petit lecteur !