Un soir, alors que j’observais avec désolation ma bibliothèque, cherchant désespérément un livre en anglais facile à lire, j’ai sorti Entretien avec un vampire, qui m’était revenu en tête avec insistance à cause d’un projet professionnel, la relecture d’un roman se déroulant à la Nouvelle-Orléans. J’ai voulu relire quelques pages, histoire de voir ce que je pensais, dans la deuxième moitié de ma trentaine, de ce roman qui a tant marqué mon adolescence et que j’ai relu avec autant de plaisir à dix-huit ans puis à vingt-cinq ans.
“I see…” said the vampire thoughtfully, and slowly he walked across the room towards the window.
❗ Supposant que l’intrigue du
roman est bien connue en raison du succès de l’adaptation de Neil Jordan en
1994, ce billet sera empli de divulgâcheurs. ❗
Ce que je trouve le plus stupéfiant chez Anne Rice, c’est la
richesse de son style. C’est difficile à décrire. Tout déborde chez
elle, tout est riche, luxuriant. Les phrases ressemblent aux fleurs de la
Nouvelle Orléans – telles qu’elle les décrit, en tout cas. Vous sentez l’air
qui embaume, vous vous enfoncez dans un fauteuil en velours. Il n’y a rien
d’ampoulé, pas de phrases à rallonge; au contraire, c’est parfois très
simple, mais ça véhicule des tonnes de choses. Anne Rice touche à une précision
incroyable dans la description de ce qui ne peut pas être décrit, ou si
difficilement: la beauté surnaturelle des vampires, les regards et les
gestes qui en disent plus que mille mots, les questionnements moraux, voire
métaphysiques, qu’on ne comprend pas soi-même. Et les époques historiques: la
Nouvelle Orléans de la fin du XVIIIe et de la première moitié du XIXe, puis le
Paris du Second Empire. Deux villes qui flamboient différemment mais flamboient
quand même, animées par une vie riche et incessante pleine de lumières et
d’odeurs.
“But how much tape do you have with you?” asked the vampire, turning now so the boy could see his profile. “Enough for the story of a life?”
Les personnages, ensuite: comme l’écriture, ils sont
incroyablement complexes, pleins de replis et de sous-couches qu’on n’aperçoit
que brièvement. Louis, le narrateur, est le plus attentif à cette
richesse qui l’entoure; plein de doutes, de culpabilité à cause de la mort de
son frère et de son mode d’alimentation meurtrier, il erre à la recherche d’un
réconfort auquel il ne croit pas réellement, que celui-ci soit divin ou
démoniaque. Claudia est juste stupéfiante. Transformée en vampire à
l’âge de cinq ans environ, elle n’a aucun souvenir de sa vie humaine: elle est
le vampire ultime, dénué de tout lien avec les humains qu’elle tue. Son drame,
c’est évidemment d’habiter, avec un esprit acéré et hors du commun, un petit
corps d’enfant qui ne peut survivre seul. Claudia est franchement flippante,
quand on l’imagine vraiment comme une enfant de cinq ans. Je pense que ce n’est
pas par hasard si on l’a considérablement vieillie dans le film, en en faisant
une pré-ado… Et Armand, enfin: le vampire tout en retenue, prêt à tout
pour parvenir à ses fins, un vampire qui ne s’abreuve pas seulement de sang. Lestat,
si magistralement campé par Tom Cruise dans le film, est lui moins nuancé; on
sent bien qu’il y a un vécu derrière son arrogance et ses sautes d’humeur, mais
il ne révèle rien de son passé et Louis ne le tient pas grande estime.
“Of course, Lestat didn’t understand this himself. I came to understand it. Lestat understood nothing.”
Lorsque Lestat transforme Louis en vampire, c’est pour
s’approprier sa maison et son argent. Lorsqu’il transforme Claudia en vampire,
c’est pour retenir Louis, qui, après plusieurs années de cohabitation
difficile, est prêt à lui tourner le dos. Il m’est apparu très clairement,
cette fois-ci, que le trio Louis-Lestat-Claudia est un couple d’hommes avec un
enfant. Je m’explique: j’avais évidemment, précédemment, vu le potentiel
érotique homosexuel des couples de vampires d’Anne Rice, qui sont neuf fois sur
dix des couples d’hommes. Quand j’avais quatorze-quinze ans, les deux années où
j’ai lu plusieurs bouquins de cette écrivaine et regardé de multiples fois le
film, c’était ce que je trouvais le plus excitant. Le plus érotique, justement.
Mais je n’avais jamais réellement vu ce trio comme une famille avec deux
parents de même sexe.
Je ne pense pas qu’il faille y voir un message LGBT, à vrai
dire. J’ai l’impression qu’Anne Rice écrivait pour porter ses réflexions sur
les sentiments et le sens de la vie plutôt que pour exprimer un message
d’égalité ou de défense des droits civiques. Toutefois, je pense aussi, et depuis
longtemps, qu’elle avait largement dépassé les clivages de genre et écrivait
avec une liberté totale sur la question des relations amoureuses et sexuelles. Dans un de
ses romans, Blackwood Farm, elle met même en scène un vampire hermaphrodite.
J’ai honte de dire que, lorsque j’ai lu ce roman pour la première fois, en 2011
ou 2012, j’y ai vu un élément scabreux et ridicule à la fois, et un indice que,
décidément, Anne Rice s’était perdue en route avec ses Chroniques des vampires.
Aujourd’hui, je suis stupéfiée de voir tant d’avant-gardisme. Même en cette
époque où les combats LGBT+ sont sur toutes les lèvres, je n’ai jamais entendu
parler des hermaphrodites – j'apprends d'ailleurs seulement à l'occasion de la rédaction de ce billet qu'on parle plutôt de personnes intersexuées. Il y aussi énormément de fluidité du genre chez
elle, dans le sens homme vers femme, tous ses personnages masculins ayant
globalement une beauté correspondant à ce que l’Occident considère comme
féminin.
Quant à l’amour de Louis et Claudia, il dépasse tout. Louis
est le père de Claudia et il l’aime comme sa fille et son amoureuse à la fois.
Il aime la femme dans le corps de l’enfant. Et cet amour est d’autant plus
singulier que Claudia est, comme je l’ai dit, une créature totalement
inhumaine, plus vampire que n’importe quel vampire – et donc ce que Louis hait
le plus en lui-même.
“[…] I love him”, I said.
“No doubt you do,” she mused. “But then, you could love even me.”
(Putain. J’en reviens pas, Claudia qui dit à Louis: oui, ça
ne m’étonne pas que tu puisses aimer Armand, parce que même moi, tu peux
m’aimer. Je suis 🤯)
Je suis étonnée et attristée
qu’Anne Rice ne ressorte pas plus que ça en cette époque de profondes
réflexions sur le genre, où la question de la non binarité est entrée dans les
grands débats de société. Elle était tellement en avance sur son temps qu’elle
est encore en avance sur notre temps, quarante-six ans après la publication de
son premier roman!!
Enfin, j’adore, dans Entretien avec un vampire, l’absence
d’explication religieuse à l’existence des vampires. Dans Dracula, ce monument
victorien, et même dans Buffy un siècle plus tard, le fait que les armes consacrées
par la chrétienté soient efficaces contre les vampires confère une légitimité à
cette religion, impliquent qu’elle a un pouvoir. (A-t-on jamais su si la Tueuse
pouvait repousser un vampire en lui balançant un objet sacré du bouddhisme ou
de n’importe quelle autre religion? C’est une vraie question. Je ne crois pas…)
Ici, il n’y a point de ça. Louis, qui cherche désespérément sa place de tueur
sur Terre, est aussi ignorant que nous des questions de l’au-delà. Étant né catholique,
il cherche une réponse dans le catholicisme, en réfléchissant en termes de
Dieu, du Démon et de la damnation. Mais sa recherche reste aussi stérile que
celle de n’importe quel humain. Il ne dispose d’aucune preuve de l’existence du
divin en particulier ou du surnaturel en général, si ce n’est… sa propre existence,
entretenue de nuit en nuit et de décennie en décennie par la mort
d’innombrables humains. Attention, je ne crois pas que cela signifie, pour
autant, qu’Anne Rice s’exprime contre l’existence du divin, qu’elle déclare haut
et fort que le divin n’existe pas. Au contraire, je crois qu’elle y a cru toute
sa vie, même quand elle a déclaré sortir du christianisme.
Mais le mystère demeure entier pour le vampire et, chez Louis, c’est une terrible
source de désespoir.
S’il y a une critique à faire à ce roman, c’est, pour moi,
la passivité extrême de Louis. Lorsque Lestat donne son sang à boire à Claudia,
il est difficile de concevoir que Louis ne se doute de rien et n’intervienne
pas. Mais c’est une broutille dans un roman d’une extrême richesse, et Louis
lui-même reviendra sur cette passivité à la fin.
Un chef d’œuvre. Je n’ai pas d’autre mot.
Le petit truc en plus que vous devez absolument savoir
Mon exemplaire d'Entretien avec un vampire est celui que j'ai fait signer à Anne Rice lorsqu'elle est venue en France en 2013. Un livre précieux.
Jamais lu, jamais vu, mais tu me donnerais quasiment envie de m'y mettre avec ton billet passionné.
RépondreSupprimerQuestion surement idiote : à quel point le titre "Entretien avec un vampire" est une juste traduction de "Interview with the vampire" ?
@Baroona: Je pense que tu apprécierais. Sans coup de cœur majeur, mais tu apprécierais. C'est très humain tout ça au final, des émotions fortes et des ressentis fins et parfois flous.
Supprimer"à quel point le titre "Entretien avec un vampire" est une juste traduction de "Interview with the vampire" ?" --> Alors ça c'est une vaste question. Je pense que oui. Il y a le problème de l'article défini/indéfini et de l'interview/l'entretien qui ne rendent pas tout à fait la même idée. Mais je ne vois pas ce qu'on aurait plus faire de plus proche en français. "Entretien avec le vampire", c'est un peu chelou, non? Et "Interview avec un vampire", c'est regrettablement un mot emprunté à l'anglais...
""Entretien avec le vampire", c'est un peu chelou, non?" : est-ce chelou en soi ou est-ce chelou parce qu'on a habitude de l'autre titre ? ^^
SupprimerJ'ai tendance à préférer "un" aussi, oui - et "entretien", mais là ça me paraît quasiment aller de soi. Mais je me dis que si l'autrice avait voulu intituler son ouvrage "Interview with a vampire", elle l'aurait fait, non ? Ou alors le "the" n'a pas du tout la même résonnance que chez nous dans ce cas-là ? (c'est chelou aussi en anglais ou pas ? ^^)
@Baroona: Oui, extrêmement bonne remarque. Tu es sourciste, Baroona. Moi, je suis une sourciste convaincue (je suis toujours d'avis qu'il faut coller à l'original), mais là, je ne sais pas, "Entretien avec le vampire" me semble insatisfaisant (bancal? moche? incomplet? Je sais pas 😅). Alors que je pourrais envisager "Interview with theVampire"... 🤔
SupprimerTout ceci me rappelle mon horreur indignée quand j'ai découvert que le film s'appellait Intervista col vampiro en italien (et non Intervista con unvampiro) 😄
#TeamSourciste. Il faut rééditer ce livre avec le bon titre ! Non à l'amélioration et à la rectification des erreurs des auteurices !
Supprimer@Baroona: 🤣🤣
SupprimerPassionnant, tout ce que tu dis.
RépondreSupprimerJe l'ai lu vers 18/20 ans, mais c'est le seul de la saga des vapires que j'ai lu. Je ne sais pas pourquoi d'ailleurs parce que ça m'avait beaucoup plu. Mais j'ai lu la trilogie des sorcières qui m'avait beaucoup plu aussi, sauf le 3 que j'avais trouvé un peu en-dessous.
C'est une autrice que je redécouvrirai un jour c'est sûr.
Il me semble que ses romans sont en train d'être réédités en poche. En tout cas je les ai vus au rayon imaginaire de de la Fnac des Halles il y a peu.
@Tigger Lilly: Hmm, la suite des Chroniques des vampires est quand même inégale, tu n'as peut-être pas eu tort de ne pas poursuivre. Comme a dit Gromovar dans son tag des autrices incontournables, c'est dommage qu'Anne Rice ait tiré à la ligne... 😕
SupprimerJe serai très curieuse de lire ce que tu en penseras si tu parviens à la relire un jour 🤩
Très bonne critique, bravo ! Jamais lu, mais j'ai vu le film, bien sûr, il y a (très) longtemps.
RépondreSupprimer@Xapur: Une des rares adaptations cinématopgraphiques qui est à la fois fidèle (et aussi fidèle que faire se peut, disons) et tout à fait à la hauteur. Un chef d'œuvre de bouquin qui a donné un chef d'œuvre de film!!!
Supprimer(Merci 🤗)
Il me semble que l'origine des vampires est explorée dans un autre tome, non ? Ma dernière lecture d'Anne Rice date un peu. Je me demande si elle n'est pas moins "connue" aujourd'hui parce que sa vision du vampire est un peu différente de celle d'aujourd'hui.
RépondreSupprimer@Shaya: Oui, dans la Reine des Damnés! J'ai d'ailleurs adoré cette partie-là. Ça n'a pas dû beaucoup consoler le pauvre Louis, mais bon... ^^
SupprimerUn jour je lirai Anne Rice. Un jour. Je me le suis juré. Reste à savoir quand... :D
RépondreSupprimer@Lorhkan: Je pense que tu apprécierais. Celui-ci, en tout cas. Je le trouve véritablement extraordinaire. Et Anne Rice a maintenant un côté patrimonial (enfin, matrimonial... ^^) qui t'intéresserait sûrement.
SupprimerJe l'avais pas aimé tant que ça à la lecture, j'avais trop le film en tête. Je le relirais bien un jour...
RépondreSupprimer(et dans mon souvenir ça dérive beaucoup plus sur le religieux quand on avance dans le cycle quand même...)
@Vert: Ça dépend des tomes. Il y a un tome très religieux, celui où Lestat rencontre le Diable ou en tout cas un démon qui semble être le diable. Mais d'autres ne le sont pas du tout. ^^
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