Après Mémoires d'une jeune fille rangée et La Force de l'âge, j'ai enfin eu et pris le temps de me pencher sur le troisième tome des mémoires de Simone de Beauvoir, La Force des Choses.
Comme pour les deux ouvrages précédents, le texte est extrêmement dense: deux volumes de 375 et 525 pages dans cette édition Folio, soit un total de 900 pages (😅😅). Et des pages pratiquement pleines qui plus est, vu que les paragraphes sont très longs et les chapitres aussi.
En outre – et c'est un élément que j'ai totalement oublié de mentionner dans mes chroniques précédentes –, c'est également dense du point de vue du name-dropping: dans la mesure où de Beauvoir retrace parfois ses journées avec précision, du type "je déjeunai avec Machin, puis Sartre et moi dinâmes avec Truc et Bidule; le lendemain, Choso nous écrivit qu'il était à Paris et nous retournâmes au même restaurant", il y a énormément de personnages. Certains sont encore connus de nos jours, d'autres ne le sont pas; certains n'étaient probablement pas connus à l'époque mais étaient des amis.
J'attire votre attention sur cette info de février 1949, à une soirée en hommage à Dullin (qui était un metteur en scène, m'informe Wikipédia):
"Salacrou, Jules Romains, firent de brefs discours; un acteur lut celui de Sartre."TADAM!!! Jules Romains!! Jules Romains fait un discours et il y a Simone de Beauvoir dans l'assistance!!! TADAM!!! ✨✨✨
Bref, hystérie Jules Romainsienne à part, ce n'est pas une lecture facile, et c'est précisément pour cela que je la garde pour mes vacances, lorsque je peux y consacrer un peu plus de temps.
Ce troisième volume commence en 1945, avec la libération de la France et de l'Europe, et va jusqu'en 1962. J'en retiens plusieurs éléments.
L'omniprésence de Jean-Paul Sartre. C'est une évidence, à tel point que son absence dans Mémoires d'une jeune fille rangée m'avait étonnée. De Beauvoir et lui ont vraiment partagé leurs vies, et elle l'adorait. Parfois, cependant, je trouve qu'elle lui laisse trop de place, par exemple quand elle trouve totalement inutile de participer à un évènement parce qu'il y a va, lui, et donc c'est comme si elle y était.
Deux autres amours: Nelson Algren, un écrivain américain, et Claude Lanzmann. Algren a l'air un peu torturé et malheureux, tel que de Beauvoir le décrit; il lui a proposé de l'épouser, mais elle a refusé et il a eu du mal à accepter pleinement le fait que Sartre serait toujours prioritaire. Lanzmann était beaucoup plus jeune que de Beauvoir (il avait dix-sept ans de moins qu'elle) et il lui a apporté une sorte de seconde jeunesse.
L'écriture et le milieu intellectuel. De Beauvoir détaille aussi ses processus d'écriture et ses publications: en 1949, le célébrissime Deuxième Sexe; en 1953, Les Mandarins, qui lui vaut le Goncourt. Je lirai tout ça le moment venu, bien entendu. Quant à son milieu, il est fascinant: parmi les noms que j'ai reconnus, elle a fréquenté Albert Camus, Boris Vian, Françoise Sagan, Gisèle Halimi, et même Han Suyin, l'autrice de Multiple Splendeur que j'ai adoré!!
Les voyages. Comme dans La Force de l'âge, de Beauvoir raconte énormément de voyages: en Italie, en Espagne, au Portugal, en Europe de l'Est, aux États-Unis, à Cuba, au Brésil, en URSS, elle est allée partout! Elle a aussi acheté une voiture, une Aronde. Mais ces voyages, dès le lendemain de la guerre, mettent en relief un autre thème majeur de ce livre...
... Le désenchantement. 1945, c'est l'euphorie de la chute du nazisme et du fascisme et l'espoir d'un avenir meilleur. Mais très vite, il apparaît que les États-Unis arrêteront là pour leur efforts: pour les Portugais et les Espagnols, la vie continuera avec Salazar et Franco. Puis les relations se tendent entre les deux blocs, et l'anticommunisme triomphe aux États-Unis et en Europe occidentale; les idéaux du Comité national de la Résistance se diluent dans l'action des gouvernements français successifs; la droite triomphe; l'Algérie se soulève dans le sang, l'armée française manque de peu de faire un coup d'État, de Gaulle revient, l'OAS fait des attentats partout... En bref, des années pleines de rebondissements, de violences et de tensions, à tel point qu'on pourrait presque relativiser les tensions actuelles autour de Gaza, par exemple. La guerre d'Algérie a eu lieu en Algérie, ok; mais en métropole, on n'était pas loin de la guerre civile.
L'âge qui avance. En parallèle à ce désenchantement quant à l'état du monde et surtout de la France, qui est tout de même contrebalancé par des espoirs à Cuba, au Brésil et en URSS du fait de la déstalinisation, de Beauvoir parle de l'âge qui avance et du temps qui passe et emporte tout. Le corps n'est plus aussi réactif qu'autrefois, les amis meurent, le passé est de plus en plus distant, l'avenir se fait plus étroit. Avec Camus, la brouille est idéologique, car il n'a pas pris parti pour l'indépendance de l'Algérie et surtout n'a pas pris la parole contre les exactions de l'armée française; mais quel passage poignant quand elle parle de sa mort en 1960! Même s'ils ne se voyaient plus, elle regrette l'homme d'autrefois, l'ami d'une autre époque. Quant à l'épilogue, dont j'avais lu des extraits très marquants dans un vieux numéro de la revue Une vie, une œuvre du Monde, il est hautement déprimant, tant pour les critiques qu'on lui a adressées et qu'on adresse à l'identique aux femmes aujourd'hui, que par cette vision sombre de l'âge. C'est pour toutes ces raisons, je suppose, que ce tome s'appelle La Force des choses, comme si le monde l'avait rattrapée après la période où elle était dans la force de l'âge.
Bref voilà, c'était exigeant, une vraie lecture de longue haleine, mais c'était passionnant; et de Beauvoir était une géante parmi les humains! ✨✨✨
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