vendredi 10 février 2012

Les Russkoffs

J'ai découvert Cavanna il y a quelques années grâce à son œuvre la plus connue, Les Ritals, dans laquelle il décrit son enfance dans la banlieue est de Paris, plus précisément dans un "trou à Ritals", pendant les années trente. C'est un livre qui, s'il était traduisible (j'ignore s'il en existe une version italienne), devrait être lu par absolument tous les Italiens, facilement enclins à montrer du doigt les immigrés africains et asiatiques qui viennent violer et tuer chercher du travail en Italie; il serait bon qu'ils sachent que, il n'y a pas si longtemps que ça, les maçons et les ouvriers ritals allaient envahir la France, détruire la culture française et tout ravager sur leur passage...

C'est cette sympathique édition que j'ai récupérée dans une brocante. :D

Dans Les Russkoffs, Cavanna reprend son récit en 1943, lorsqu'il part réaliser son STO en Allemagne, en banlieue de Berlin. Il est tout d'abord affecté dans une usine dans laquelle travaillent également des prisonnières russes, d'où le titre du livre. Cependant, comme il est très lent dans son travail aux machines, il est transféré avec d'autres ouvriers particulièrement inefficaces dans une équipe chargée de réaliser un travail peu ragoûtant: fouiller dans les ruines des immeubles de Berlin, bombardée par les Alliés, pour retrouver les possessions des habitants et dégager d'éventuels rescapés ou des cadavres.

C'est là que se trouve, à mes yeux, un des points forts de ce livre: on voit à la fois la fin de la guerre à travers les yeux des vainqueurs (Cavanna et ses camarades sont de facto des prisonniers du Reich et sont donc plutôt du côté des Alliés, même si Cavanna est un peu à part, comme je le dirai plus loin) et des vaincus (nous sommes à Berlin et nous assistons aux souffrances de la population civile allemande et des dernières loques de la Wermacht). Les rares fois où j'en ai eu l'occasion, j'ai trouvé extrêmement instructif (bien que franchement révoltant et déprimant) de voir le point de vue "d'en face" dans un récit de guerre (je pense à À l'Ouest rien de nouveau d'Erich Maria Remarque et à un livre allemand de Heinrich Gerlach, que j'ai lu en anglais sous le titre The Forsaken Army et dont je reparlerai prochainement).

Le deuxième point fort de ce livre, c'est la manière très particulière dont écrit Cavanna. C'est un style très direct, incisif, plein d'énergie, de rage et d'envie de vivre à la fois. Cavanna est hors de lui, tout le révolte, il en veut aux cons du monde entier (le mot con est le véritable leitmotiv du livre), il en veut autant aux Alliés qui bombardent une ville exsangue qu'aux S.S. qui obligent les dernières recrues de la Wermarcht à affronter les Russes pendant qu'ils se réfugient discrètement du côté des Américains. Il crie après tout le monde et dit ce qu'il a à dire sans mâcher ses mots. En même temps, c'est un jeune homme très pacifique et pacifiste, un peu naïf parfois (c'est lui qui le dit)...

Comme j'ai du mal à cerner précisément ce que j'ai ressenti en le lisant, je vous propose un des extraits m'ayant le plus marquée et illustrant bien cette manière d'allier la rage à la compassion et à l'humanité.

Contexte: Au fur et à mesure que l'armée allemande recule face aux Alliés, l'approvisionnement de Berlin se fait plus difficile et la population commence à souffrir des privations que le reste de l'Europe éprouve depuis des années. (Précision: les Chleuhs, ce sont les Allemands.)

"Les queues ont fait leur apparition. "Bien fait pour leurs gueules ! C'est bien leur tour !" ricanent les copains. Ils en ont, de la chance, d'avoir ce sens du talion ! Ça doit aider, je suppose. Moi, que les estomacs chleuhs pâtissent, ça ne remplit pas le mien. Voir crouler les villes allemandes, pleurer les mères allemandes et se traîner entre deux béquilles les mutilés de guerre allemands ne me console pas des villes françaises en ruine, des mères françaises en larmes et des Français hachés par la mitraille, bien au contraire. Toute ville qu'on tue est ma ville, toute chair qu'on torture est ma chair, toute mère qui hurle sur un cadavre est ma mère. Un mort ne console pas d'un mort, un crime ne paie pas un crime. Sales cons qui avez besoin qu'il existe des salauds pour pouvoir être salauds en toute bonne conscience... Mais je me répète, je crois."

(Notez que j'ai choisi un extrait comportant le mot con.)

C'est cette manière très dynamique de raconter son histoire, je crois, qui rend tolérable un récit qui est par ailleurs assez horrible et révoltant, comme tous les récits de guerre. On a droit à notre lots de cadavres en bouillie, de traitements inhumains, d'exécutions et d'horreurs en tout genre. Mais je dois dire, au final, que la scène qui m'a le plus marquée ne comporte pas une seule goutte de sang: c'est la longue file de voitures S.S. garées du côté des Américains, les S.S. et les officiers s'étant tranquillement rendus du côté ouest pendant qu'ils obligeaient les derniers soldats allemands à ralentir l'avancée de l'Armée Rouge du côté est.

"François, toute ta vie rappelle-toi les champs de bagnoles S.S. de la zone américaine ! [...] Si, par hasard, un va-t-en guerre, de quelque couleur qu'il soit, parle devant toi de "sacrifice suprême", de "verser son sang jusqu'à la dernière goutte plutôt que de se rendre", de "la gloire du soldat qui est de mourir en combattant", aussitôt projette-toi ça dans son petit cinoche : l'océan feldgrau des belles voitures S.S. bien astiquées, bien alignées, à perte de vue, à perte de vue."

Pendant les années soixante, Cavanna a fait partie des fondateurs du magazine Hara-Kiri, désormais disponible en kiosque sous la forme de son descendant Charlie Hebdo. Il a donc continué à gueuler après son retour en France, et pas juste à travers ses livres.

Ce livre a représenté pour moi le tremblement de terre de ce début d'année 2012, comme mes contacts Facebook ont dû remarquer début janvier, lorsque je les ai abreuvés d'extraits. On retrouve le ton bien particulier du Cavanna des Ritals, mais on entre dans une toute autre dimension à cause des sujets abordés. C'est un livre à lire absolument. Je mettrai en ligne quelques extraits supplémentaires dans les jours qui viennent pour tenter de convertir mes bien-aimés lecteurs.

4 commentaires:

  1. J'ai lu toute la série, des Ritals à Maria, quand j'étais ado. J'avais bien aimé.

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  2. Ho trop bien ! :) Maria, c'est sur Maria la Russe de l'usine berlinoise justement ?

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  3. Si je ne dis pas de bêtises, oui. Le souvenir est nébuleux. Si tu lis la suite, je viendrai lire tes chroniques pour me rappeler.

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  4. Ok. Je pense que je vais creuser un peu Cavanna cette année, ça me permettra d'avoir le fin mot de l'histoire...

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