Emmanuel Carrère est un écrivain un peu particulier. Dans ses livres, il parle des autres pour mieux parler de lui. Il est parfaitement conscient de ses névroses et de son égocentrisme; j'ai même tendance à penser qu'il est fou. On aime ou on n'aime pas. Moi, j'adore.
Dans Le Royaume, il revient sur les débuts du christianisme, retrace le parcours de Paul à partir de sa conversion sur la route de Damas et décrit le rôle de Luc. Sa source: la Bible, plus précisément les Épîtres de Paul et les Actes des apôtres.
En faisant cela, il dispose d'un point de vue bien particulier: celui de la personne qui a cru, de l'incroyant ex-croyant. Cela lui paraît fou, impossible, mais Emmanuel Carrère A CRU à un moment donné. Il a été sûr et certain de la réalité du dieu catholique.
"À un moment de ma vie, j'ai été chrétien. Cela a duré trois ans. C'est passé."
La première partie du livre parle justement de sa crise mystique. Du jour au lendemain, au début des années 1990 si je me souviens bien, Emmanuel Carrère est devenu catholique. Pendant trois ans, il a lu la Bible et est allé à la messe quotidiennement. La description de cette période de ferveur religieuse est celle qui m'a le plus plu. Je me suis tellement éclatée à lire Carrère parler de lui-même et analyser son propre comportement avec sidération.
Une précision pour mes lecteurs: je suis, moi aussi, une incroyante qui a autrefois cru. Pendant toute mon enfance et mon adolescence, j'ai été convaincue, j'ai même SU au plus profond de moi-même, que Dieu (et plus précisément le Dieu catholique de mes parents et du Vatican) existait. C'était une é-vi-den-ce. Même quand j'ai déserté les églises et que j'ai arrêté de communier à l'âge d'environ 11 ans, je suis restée persuadée que cet être divin créateur existait. Je m'en suis désintéressée au collège et au lycée parce que je préférais passer du temps avec mes amis et que le rite m'ennuyait énormément, mais je n'étais pas athée. C'est en terminale, quasiment du jour au lendemain, que j'ai réalisé que la religion de mes parents n'avait aucune raison de plus que les autres religions d'être la bonne, que Dieu et Jésus n'avaient aucun argument de plus qu'Allah et que Zeus. Je suis devenus athée, puis j'ai été agnostique quelques années, puis je suis redevenue (et je suis encore) athée.
Pour la première fois, j'ai lu le témoignage de quelqu'un qui, comme moi, regarde avec perplexité ce "moi" passé qui est convaincu qu'un être divin veille sur lui et le jugera après sa mort.
Fin de la parenthèse perso. 😉
Dans le reste de l'ouvrage, Emmanuel Carrère suit donc saint Paul et saint Luc. Ce qui est très intéressant, c'est qu'il remet en perspective un monde très éloigné du nôtre. D'une part, il souligne l'immense différence entre Israël, une théocratie qui vit très mal la présence romaine, et les églises de Turquie fondées par Paul, un contexte hellénisé et romanisé. On n'aborde pas la mission de Jésus de la même façon dans les deux endroits. À Jérusalem, on prêche à des Juifs. En Turquie, on prêche à des païens, et la question se pose de savoir s'il faut les convertir au judaïsme. (Réponse: non, les anciens de Jérusalem ont tranché qu'il n'était pas nécessaire de respecter la loi juive à la lettre pour rejoindre Jésus. Il suffisait de suivre quelques règles minimales, comme le fait de ne pas manger d'animaux sacrifiés aux dieux païens. Mais il n'était pas nécessaire de se faire circoncire, par exemple. Le fait que Paul ait fréquenté des tas d'hommes non circonsis lui a d'ailleurs valu des ennuis à Jérusalem.)
Carrère remet aussi en perspective ces débuts balbutiants dont on ne conserve que des bribes. La plupart des documents ont été perdus, les auteurs des documents dont nous disposons sont souvent inconnus. Les historiens attribuent bien les lettres de Paul à Paul, mais l'évangile de Luc est en bonne partie une retranscription de celui de Marc (si je me souviens bien). On a affaire à des textes à trous, parfois incohérents les uns avec les autres. Et c'est notamment dans ces trous que s'engouffre Carrère pour émettre des suppositions sur le caractère, les motivations et le ressenti de Luc et Paul. La démarche ne manque pas d'intérêt, mais m'a semblé vaine après quelques dizaines de pages. Comment savoir ce qu'ont pensé ces hommes? Comment émettre la moindre supposition sur ce qui les a séduits dans ce courant du judaïsme qui n'était pas encore le christianisme? Et cette partie dure plus de 400 pages...
Une précision: quand je dis que Carrère se projette, je fais référence à une démarche totalement transparente. Il précise régulièrement ce qu'il tire de la Bible, ce qu'il tire des recherches des historiens, ce qu'il tire de recherches moins reconnues ou controversées et ce qu'il tire de son propre esprit.
Une précision: quand je dis que Carrère se projette, je fais référence à une démarche totalement transparente. Il précise régulièrement ce qu'il tire de la Bible, ce qu'il tire des recherches des historiens, ce qu'il tire de recherches moins reconnues ou controversées et ce qu'il tire de son propre esprit.
"[Si] je suis libre d'inventer c'est à la condition de dire que j'invente, en marquant aussi scrupuleusement que Renan les degrés du certain, du probable, du possible et, juste avant le carrément exclu, du pas impossible, territoire où se déploie une grande partie de ce livre."
Au final, donc, cet essai ne m'a pas entièrement convaincue, ou plutôt il ne m'a pas totalement intéressée, malgré l'écriture de Carrère que j'adore, la présence (inévitable?) d'un aspect érotique étonnant (sa description d'une vidéo de ma*tur*ation féminine) et les références à l'histoire russe et à Philip K. Dick. Disons que c'était long, un peu "tout ça pout ça?".
J'ai tendance à penser qu'il faut le lire si on veut lire tout Carrère (ce qui est mon cas – j'ai d'ailleurs La classe de neige qui attend dans ma PAL et je compte bien ensuite acheter Je suis vivant et vous êtes mort, sa biographie de Dick). Et si vous êtes catholique, je ne pense pas que vous pourriez y trouver votre compte. En tout cas, du temps où j'étais catholique, j'aurais été blessée, vexée, énervée et (ce dont j'ai maintenant profondément honte, ce dont j'ai maintenant le plus honte) pleine de pitié condescendante pour ce pauvre athée qui refusait, par orgueil, de voir l'évidence posée sous son nez pour son propre bien...
Allez donc voir ailleurs si ce royaume y est
L'avis de Grominou
J'ai tendance à penser qu'il faut le lire si on veut lire tout Carrère (ce qui est mon cas – j'ai d'ailleurs La classe de neige qui attend dans ma PAL et je compte bien ensuite acheter Je suis vivant et vous êtes mort, sa biographie de Dick). Et si vous êtes catholique, je ne pense pas que vous pourriez y trouver votre compte. En tout cas, du temps où j'étais catholique, j'aurais été blessée, vexée, énervée et (ce dont j'ai maintenant profondément honte, ce dont j'ai maintenant le plus honte) pleine de pitié condescendante pour ce pauvre athée qui refusait, par orgueil, de voir l'évidence posée sous son nez pour son propre bien...
Allez donc voir ailleurs si ce royaume y est
L'avis de Grominou