Tigger Lilly et moi poursuivons notre relecture des Rougon-Macquart d'Émile Zola. Après les profondeurs souterraines de Germinal, nous sommes revenues à Paris avec L'Œuvre. Et en bonne compagnie... Car notre cher Baroona (inter)national nous a rejointes!
L'intrigueLe peintre Claude Lantier, le fils de Gervaise que nous avons déjà rencontré dans Le Ventre de Paris, prévoit de révolutionner les conventions picturales de son époque. Aux côtés de son ami Sandoz, écrivain, et de plusieurs autres artistes pleins de grandes idées sur l'art, il donne naissance à un nouveau courant. Malheureusement, les portes restent closes devant ses tableaux trop subversifs. Le temps passe, il se marie et a un enfant, et le tableau qui constituera son chef d'œuvre se fait attendre... De l'art à revendre
L'Œuvre est empli de considérations sur l'art, notamment la peinture. Je n'y connais rien et tout cela m'est passé un peu au-dessus de la tête, mais j'imagine que c'est passionnant si on s'intéresse au sujet. Le mouvement artistique de Claude est clairement inspiré des impressionnistes, avec son tableau Plein air qui rappelle le Déjeuner sur l'herbe de Manet et provoque des réactions scandalisées auprès des experts. Tout cela permet à Zola de nous entraîner dans le Salon réunissant les grands artistes du moment, ainsi qu'au Salon des refusés lancé à la demande de Napoléon III. Les deux chapitres consacrés aux salons, à des années d'intervalle, le salon des Refusés lorsque Claude est jeune et le salon officiel bien plus tard, marquent l'évolution essentielle du roman dont je vais parler ci-dessous.
L'impétuosité et l'amitié de la jeunesse... 🙂
Claude et Sandoz et tout leur groupe d'amis artistes forment une petite bande déterminée. Chacun dans leur domaine, ils veulent faire de grandes choses. J'ai apprécié ce souffle plus grand que nature, cette volonté et cette conviction qui m'ont rappelé ma propre jeunesse sous certains aspects.
... Ravagées par le passage du temps 😕
Mais ça, c'est au début. C'est avant. C'est quand ils étaient jeunes. L'Œuvre est essentiellement la description de la déchéance de ces personnages. Exception faite de Sandoz, qui réussit à écrire ses romans et à rencontrer le succès (et encore... J'en reparlerai), chacun de ces artistes échoue et s'enlise d'une manière différente. L'un fait un mariage d'argent, se révèle un piètre architecte et vit tristement aux crochets de sa belle-famille qui le méprise. Un autre tombe dans la misère. Un autre réussit, certes, mais en recyclant les idées de Claude sous un vernis bourgeois et convenu...
Claude, surtout, poursuit avec frénésie une vision qui l'obsède, un gigantesque tableau de Paris qui lui demandera des années de travail et qu'il recommencera à zéro de multiples fois après des périodes d'exaltation créatrice. On pourrait y voir l'agonie et l'extase que décrit Irving Stone dans son roman sur Michel-Ange portant ce titre, sauf que Claude ne passe jamais franchement par la case "extase"... Bref, le temps et les échecs artistiques aidant, les liens s'effilochent, l'amitié meurt... Et là, je me suis carrément vue dans ce roman, moi qui considère généralement ma vie amicale comme un champ de décombres...
La torture de la création artistique
La création artistique n'apparaît pas sous son meilleur jour dans ce roman. Elle est un processus douloureux qui ne va jamais de soi, qu'il faut arracher. Le cas de Claude est exemplaire: le peintre sacrifie littéralement son existence tout entière à son art. [Divulgâcheur] Il gâche la vie de sa femme, laisse son enfant mourir après quelques tristes années sans amour, se ruine et finit par se pendre devant le tableau qu'il n'arrive pas à peindre. [Fin du divulgâcheur] Plus gai, tu meurs, c'est du grand Zola. Quant à Sandoz, l'écrivain qui a "réussi", il explique dans une longue tirade combien l'écriture lui est difficile et ne lui apporte jamais la moindre satisfaction, tout en le coupant du monde et en imposant un mode de vie difficile à son épouse. Plusieurs éléments, notamment le fait qu'il écrit une saga sur une famille, ne laissent aucun doute quant au fait que Sandoz est Zola, mais je me demande si notre cher écrivain a réellement vécu l'écriture des Rougon-Macquart si mal. Espérons que non. 🤪
L'opposition entre vie sexuelle et vie artistique
Zola est surtout connu pour ses histoires super déprimantes, mais un roman de Zola ne serait pas un roman de Zola sans du sexe. Et la sexualité est présente dès le premier chapitre, au cours duquel le brave Claude recueille une jeune fille perdue dans Paris suite à un retard de train et lui propose – enfin, lui ordonne – de dormir nue chez lui pour ne pas attraper la mort dans sa robe trempée, suite à quoi il peint ses seins le lendemain avant qu'elle ne se réveille. Lalalala, mine de rien, monsieur voit ses seins et sort son crayon, lalala. Imaginez que vous vous réveillez nue chez un inconnu, les seins à l'air, avec le gars à deux mètres de votre lit en train de vous dessiner. Lalalala. La chose n'est pas sexuelle aux yeux de Claude: la jeune fille, Christine, a tout simplement exactement les seins qu'il lui faut (lalalalalala). Mais le ton est donné. Christine finit par tomber amoureuse de Claude, la chose est réciproque, ils se mettent ensemble et ont un enfant. Mais la passion des débuts s'évanouit au fil des ans, Claude étant complètement obsédé par l'œuvre qu'il veut peindre, et Christine se désole dans l'abstinence. Notons d'ailleurs que Zola parle sans voiles du fait que Christine veut coucher et qu'il aborde également la sexualité des femmes avec le personnage d'Irma, que l'on peut qualifier de mangeuse d'hommes. Pour en revenir à la vie sexuelle de Claude et Christine: tout cela finira mal, évidemment...
Un roman bien zolien mais quand même un peu particulier
Comme à son habitude, Zola n'épargne rien à personne et dénonce la bonne société bourgeoise, hypocrite et accrochée à ses convictions. Si le tableau de Claude choque, c'est parce qu'il comprend une femme nue. Mais un tableau plus explicite et voyeur ne gênera personne si la femme est un tantinet vêtue. Quant à la sélection des tableaux, elle donne des pages à la fois drôles et tristes, avec ces juges qui font avant tout des choix politiques et personnels, le Salon étant un évènement de premier plan pour la bonne société huppée. Toutefois, le destin des personnages tient essentiellement à leurs choix et erreurs personnels, il n'y a pas d'influence majeure du milieu qui joue contre eux (comme l'alcool dans L'Assommoir ou la misère dans Germinal). Claude avait tout pour réussir à la base, même un certain confort économique. Le malheur vient de lui et de son esprit détraqué – hérité de sa famille, bien sûr; chez les Macquart, personne n'est franchement sain d'esprit...
Conclusion
L'Œuvre n'est pas mon roman préféré des Rougon-Macquart, mais je l'ai lu avec plaisir néanmoins. Il comprend de très, très belles descriptions de Paris et aborde des thèmes dans lesquels on se retrouve forcément: les rêves de la jeunesse, les désillusions du temps, l'éloignement des amis, l'expression de soi via la créativité.
Allez donc voir ailleurs si cette œuvre y est!
L'avis de Baroona
L'avis de Tigger Lilly