Charlotte Brontë est très connue pour Jane Eyre, un roman de 1847 racontant le parcours d'une jeune enseignante cherchant à vivre librement et dignement sa vie de femme seule et pauvre. C'est un livre "discrètement féministe", dans le sens qu'il ne revendique pas, politiquement, de combat pour les droits des femmes, mais pose une héroïne qui ne se pose pas en "satellite" d'un ou plusieurs hommes. J'aime beaucoup Jane Eyre, comme je vous l'ai dit la dernière fois que je l'ai lu, et j'ai donc sauté sur cet exemplaire de seconde main de Villette. Un roman beaucoup moins connu, Jane Eyre éclipsant largement le reste de l’œuvre de son auteure – avant de le croiser, j'aurais été bien incapable de citer un autre de ses livres.
Villette ne m'a pas semblé à la hauteur de son célèbre prédécesseur, principalement parce que je l'ai trouvé un peu indigeste. Il faut dire qu'il ne se passe pas grand-chose au long de ses 500 pages et qu'il y a beaucoup de considérations philosophiques et religieuses sur les belles notions de la Raison, l'Espoir ou le Sentiment (avec des majuscules) prononcées d'un ton très lyrique qui me tombe quelque peu des mains. L'héroïne, Lucy Snowe, est aussi beaucoup moins attachante que Jane Eyre, qui n'est certes pas une personnalité des plus gaies mais reste très tonique à côté de Lucy.
L'histoire commence en Angleterre, avec Lucy Snowe, une jeune femme frappée par des malheurs imprécisés, qui se voit contrainte de gagner sa vie. Elle assiste d'abord une vieille dame infirme, mais, après le décès de celle-ci, elle se retrouve à nouveau sur le pavé, avec des ressources financières très limitées et aucun proche vers qui se tourner. Elle embarque sur un coup de tête vers le continent et décroche un poste de bonne d'enfants puis d'enseignante d'anglais dans un pensionnat pour filles de Villette, capitale du royaume (fictif) de Labassecour. Elle y rencontrera des personnalités particulières, comme la directrice qui fouille dans ses affaires la nuit ou l'enseignant de littérature au caractère changeant, ainsi que, dans des coïncidences improbables typiques des romans de l'époque, des personnes issues de son passé.
Séparée des autres et de leur amitié par sa condition sociale, qui régit minutieusement la vie et les échanges de tout ce petit monde, mais surtout par sa propre conviction qu'elle vivra toujours seule, Lucy économise pour ouvrir un jour sa propre école et obtenir l'indépendance financière. J'ai bien sûr beaucoup aimé cet aspect-là du roman – à côté des femmes oisives et riches qu'elle fréquente, Lucy est un véritable modèle de volonté et d'acharnement –, mais j'ai vraiment eu du mal à comprendre d'où venait cette conviction intime qu'elle serait toujours seule. Il m'a semblé qu'elle se coupait elle-même les possibilités de tisser des liens en cachant systématiquement ses émotions et en partant du principe que ses amis allaient l'oublier du jour au lendemain. Y-a-t-il eu une déception amoureuse dans son passé? A-t-elle perdu sa famille? Le roman ne le dit pas et il faut faire avec cette personnalité glaciale.
Par ailleurs, le contexte du roman est délicieux; la vie de cette école aux horaires bien réglés, le quotidien des Bretton qui prennent le thé au coin du feu, font incroyablement rêver d'une époque où tout semblait "plus simple" et "mieux réglé" qu'aujourd'hui. J'adore cette ambiance XIXe et ses personnages hautement moraux – ho, il y a des personnages négatifs ici, certes, des jeunes élèves écervelées et frivoles (Ginevra est un petit bijou!) et même des hommes odieux, dans la rue, envers une femme seule, mais d'une manière générale on est bien loin du monde actuel qui me terrifie considérablement (à cause du chômage ou de la montée de l'extrémisme religieux par exemple) et qui me semble élever sur un piédestal le paraître. Chez Charlotte Brontë, on valorise l'intelligence et la bienveillance des gens, pas juste leur tenue...
...Même si, comme je l'ai déjà dit, la classe sociale joue énormément. Il est même très triste de voir Lucy soulagée d'avoir l'opportunité d'expliquer à quelqu'un de noble qu'elle travaille: elle était très gênée que cette personne puisse la croire de la même classe qu'elle et donc la considérer comme son égale – ce qu'elle n'est pas puisqu'elle n'a pas de revenus familiaux et doit gagner son pain. Un silence embarrassé envahit le salon et je crois qu'une jeune femme finit même par lui dire combien elle est désolée pour elle...
Au-delà du personnage principal, une femme seule qui enseigne pour gagner sa vie, les points communs avec Jane Eye m'ont semblé nombreux: la jeune beauté sotte dont j'ai déjà parlé, le personnage masculin au caractère exécrable qui se révèle progressivement plus humain, l'histoire d'amour basée sur le tempérament et l'intellect de l'héroïne... Il y a même une petite fille orpheline de mère et une entrée d'argent inattendue à la fin, c'est dire!
Pour créer le royaume de Labassecour, Charlotte Brontë s'est apparemment inspirée de Bruxelles, où elle a étudié avec sa sœur Emily. Ce royaume fictif est francophone et l'auteure a utilisé plein de noms amusants, comme les villes de Bonne-Maman et Boue-Marine, le prince hériter le duc de Dindonneau, le docteur Pilule. Je ne sais pas si c'était moqueur ou juste comique mais c'est assez amusant et complètement en contraste avec le ton très grave du récit. Par contre, le choc culturel entre Lucy, protestante, et les élèves et le personnel catholiques de son école est violent; lecteurs catholiques, lisez ce livre à vos risques et périls.
La fin m'a considérablement déprimée. C'est un vrai coup dur après un peu de guimauve qui était franchement bien méritée. L'introduction de mon édition indique que Charlotte Brontë s'est racontée dans ce livre et qu'elle souffrait énormément de la solitude après le décès de la moitié (voire des trois quarts) des membres de sa famille et l'échec de son propre projet d'école... Un goût amer pour un femme de lettres brillante à la plume bien aiguisée.