jeudi 20 février 2020

La Joie de vivre (1884)

Autant le onzième tome des Rougon-Macquart, Au Bonheur des Dames, est un des romans les plus lumineux d'Émile Zola, autant le douzième, La Joie de vivre, est probablement le plus sombre, le plus lugubre, le plus étouffant et le plus désespéré. J'en gardais un souvenir horrifié. Qu'en a-t-il été à la relecture?

Eh bien, je ne peux que confirmer mon ressenti: j'ai été horrifiée cette fois-ci aussi.


L'intrigue
Pauline Quenu, la fille du couple de charcutiers du Ventre de Paris, est recueillie par de distants cousins à la mort de ses parents. Les Chanteau vivent à Bonneville, un petit village de pêcheurs en Normandie. Le père est tourmenté par une goutte douloureuse. La mère fonde de grands espoirs sur son fils. La bonne, Véronique, grommelle dans sa cuisine.
Pauline, âgée de 10 ans, se lie d'amitié avec le fils, Lazare, âgé de 19 ans. Ils font de longues promenades au bord de la mer et se baignent ensemble en bons camarades. Puis Lazare, raisonné par sa cousine, accepte de partir étudier à Paris. Au fil des années, leurs rapports évoluent, jusqu'à ce qu'il soit question de les marier.
Mais Pauline a hérité d'une grosse fortune, des titres soigneusement rangés dans le secrétaire de sa tante. Cet argent ne peut passer inaperçu. Voulant aider sa famille, elle finance des projets désastreux de son cousin et accepte peu à peu d'entretenir le foyer tout entier. En outre, une amie de la famille, Louise, passe ses vacances à Bonneville et ne laisse pas Lazare indifférent.
Vous le voyez venir, le désastre?

Un sort funeste et sordide
La Joie de vivre est lourd pour des tas de raisons. Tout le monde semble condamné. Les petits et grands emprunts d'argent se multiplient, le pactole de Pauline diminue. La maladie de M. Chanteau progresse inexorablement jusqu'à faire de lui un infirme. L'adoration de Mme Chanteau pour son fils et son désir d'argent se retournent contre sa propre honnêteté et contre sa nièce, qu'elle dépouille sans scrupules, voire en trouvant cela bien normal, voire enfin en lui en voulant de la dépouiller (!). Lazare se jette tête baissée dans des projets successifs voués au désastre. Le chien de la famille vieillit. La bonne ne fait que marmonner et, après deux ou trois chapitres où elle passe du côté de Pauline, elle retombe dans la mauvaise foi.
Deux évènements particulièrement horribles m'avaient marquée: le décès de Mme Chanteau, en proie au délire et à la paranoïa, et l'accouchement de Louise, un martyre intolérable. Cette fois-ci, j'ai aussi noté l'emprunt de Mme Chanteau, qui vient prendre l'argent de Pauline sous les yeux de celle-ci alors que la jeune fille est gravement malade, la peur de la mort de Lazare (ahah), qui ne se remet pas de la mort de sa mère, et la tentative de viol de celui-ci sur Pauline.
Il n'y a pas une goutte d'espoir dans ce roman. Le chien meurt, Pauline se fait dépouiller et sacrifie son bonheur en faveur d'un pauvre mec, l'accouchement épouvantable donne un enfant chétif, les mariés se détestent, le père souffre le martyre, les villageois restent pauvres, ignorants, vulgaires et profiteurs malgré les efforts de Pauline, la chatte de la maison met bas régulièrement des chatons qu'on noie aussitôt. Les deux seules éclaircies, le revirement de la bonne en faveur de Pauline et les efforts du médecin du village, ne produisent aucun résultat. Même un roman plein d'horreurs comme Germinal met en scène quelques personnages plus positifs. Ici, il n'y a pas de bouée de sauvetage et [divulgâcheur] l'annonce d'un suicide à moins d'une page de la fin [fin du divulgâcheur] vous laisse complètement sous le choc.

Un roman zolien
Quelques thèmes récurrents dans l'œuvre de Zola sont présents. Il aborde l'éducation des femmes, notamment en opposant le savoir de Pauline et de Louise. Pauline a étudié les livres de médecine de son cousin et est donc informée en matière de sexualité; elle regarde la chose avec franchise et simplicité. Au contraire, Louise ne possède que des bribes de savoir pervers récoltées dans un pensionnat; par conséquent, elle n'a aucune information scientifique mais est totalement obsédée par le sexe, qui régit sa vie de femme et la pousse à minauder comme une idiote. Elle est formatée pour se jeter dans les bras d'un homme. Au début du livre, la scène des premières règles de Pauline est saisissante; encore totalement ignorante du fonctionnement de son corps, maintenue dans cette ignorance par sa tante qui estime que cette stratégie est la meilleure éducation pour une femme, la pauvre ado croit qu'elle va mourir.

La parentalité et la fertilité sont aussi évoquées, mais d'une manière très négative, ce qui est rare chez Zola, plutôt enclin à les exalter. (Lui-même a eu des enfants tard, hors mariage.) Pour Lazare, la paternité est un échec: son bébé ne lui procure pas de joie, mais l'horrifie au contraire, car ce petit être continuera de vivre quand lui-même sera mort! Pour Louise, c'est le martyre de l'accouchement suivi d'un mariage malheureux; l'arrivée de l'enfant ne semble pas avoir amélioré son quotidien. Pour Pauline, c'est la frustration et la tristesse de la stérilité, de son corps fécond qu'elle contemple avec désespoir le soir du mariage de son cousin, dans une scène assez crue. On peut franchement dire que Pauline, avec sa volonté héroïque de faire le bonheur des autres et sa patience infinie, était "faite pour être mère". Et elle ne le sera pas. Elle élèvera l'enfant d'une autre et entretiendra cette nouvelle famille avec son argent. HORRIBLE, vous ai-je dit.

De manière plus générale, ce roman aborde, comme tous les livres de Zola, la malhonnêteté sous toutes ses nuances, avec la manière sordide dont M. et Mme Chanteau exploitent Pauline. La tante lui vole son argent, l'oncle ferme les yeux et est bien content de se défouler sur elle quand il souffre de la goutte.

En bref
Ne vous fiez pas au titre! Ne lisez pas La Joie de vivre en vous attendant à quelque chose de joyeux. Ce huis-clos étouffant est tout particulièrement horrible, même dans la production de Zola – l'auteur ayant lui-même perdu sa mère dans des conditions pénibles, le roman semble très personnel. Entendons-nous: comme d'habitude, la prose de Zola est exceptionnelle et le roman se lit tout seul. C'est un excellent livre. Mais putain qu'est-ce qu'on en sort plombé.

Allez donc voir ailleurs si cette dépression y est!

20 commentaires:

  1. Tu vois, je suis restée sur un souvenir très amer sur Zola, et je me dis que je devrais lui redonner sa chance. Je n'ai pas envie de partir sur du Germinal ou de l'Assommoir car je sais d'avance que je ne vais pas être de bonne foi, mais du coup je crois que tu viens de trouver un titre qui me donne envie (surtout de par ton avis dessus), donc je t'en donnerai des nouvelles (encore faut-il que je l'achète et que je le lise, donc peut-être que je reviendrai te voir dans quelques années ahah)

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    1. @Oukoulou: Je ne m'attendais pas *du tout* à donner envie à qui que ce soit de lire ce bouquin, c'est tout à fait formidable :D

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    2. Oui mais j'étais en quête d'un livre de Zola qui me donne vraiment envie, et vu que j'aime sortir plombée de mes lectures, ton avis était plus que parfait :D

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    3. @Oukoulou: Vu comme ça, en effet ^^

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  2. "voire enfin en lui en voulant de la dépouiller (!)." j'avais noté des passages fabuleux à ce sujet XD

    "Il n'y a pas une goutte d'espoir dans ce roman. " Brillant résumé dans ce paragraphe

    C'est rigolo on n'a jamais été aussi complémentaire dans nos chroniques zoliennes, tu y abordes exactement les sujets que j'ai laissés de côté (1800 mots au secours, j'ai l'impression que plus on en lit plus j'ai de trucs à dire) alors que j'aborde davantage le côté vie vs mort.

    Brillante chronique en tout cas !

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    1. @Tigger Lilly: Oui tout à fait! J'ai lu ton billet rapidement l'autre jour et j'ai trouvé que c'était , effectivement, totalement complémentaire du mien. Je n'ai pas du tout eu le temps de bloguer ces derniers jours mais je vais te relire avec plus d'attention dès que possible.
      Merci :)

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  3. Il est terrible, ce roman, en effet. Dans tout le cycle, celui-ci et La Terre sont vraiment désespérant. J'étais tellement, tellement fâchée en lisant celui-ci... pas une goutte d'espoir, et tellement de méchanceté!

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    1. @Karine: Tu as raison, la Terre est désespéré aussi. Et, maintenant que j'y pense, L'Oeuvre aussi m'avait paru plombant. C'est remarquable car Zola n'est jamais très drôle ou gai, mais la chose resort plus violemment dans certains romans.

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  4. Mon dimanche se passait bien, j'étais plutôt de bonne humeur, alors je suis venu lire un article sur ce cher Émile, joyeux luron sans pareil. J'ai désormais perdu toute joie de vivre. Ah, quel bonheur que la lecture, quel plaisant loisir.
    Bon, d'accord, j'exagère légèrement. Mais si parfois vous m'avez presque tenté à découvrir du Zola, je suis cette fois certain de ne pas vouloir lire celui-ci - mais ça reste intéressant d'en entendre parler, merci. ^^

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    1. @Baroona: De rien, et désolée d'avoir plombé ton dimanche :D

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  5. Bon ben, il porte mal son titre en tout cas ce roman, il est à noter si on veut bien déprimer !

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  6. Ben hâte d'y arriver pour passer un si heureux moment avec cette histoire empreinte de gaieté folle :p
    Le titre serait donc une antiphrase?

    Je suis sûre que malgré le désespoir de cette histoire, et à te lire, je vais y trouver un propos toujours très actuel.
    Merci de ton avis :)

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    1. @Ite: Zola est toujours d'une modernité déconcertante. Je trouve que, à quelques éléments près (essentiellement le nucléaire et l'environnement), il vivait déjà dans le même monde que nous.

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    2. Ce qui a quelque chose d'effrayant parce qu'on pourrait se dire, qu'on n'a pas tant évolué que ça sur certains points ^^

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    3. @Ite: Tout à fait! Et en même temps, ça te sort de l'idée que "rien ne va aujourd'hui et tout était mieux avant". Quand tu vois l'avant de Zola, tu oublies ce genre d'idée.

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  7. Merci pour ce compte rendu, comme ça je n'aurais pas besoin de le lire xD

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  8. Belle chronique, tout à fait complémentaire de celle de Tigger Lilly !

    Bien dit Vert : merci de l'avoir lu pour nous :D

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    1. @Tigger Lilly: Oui, on s'est dit qu'on ne parlait pas des mêmes choses et que c'était très bien, et c'est même pas fait exprès :D

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