dimanche 21 juin 2020

Traduire ou perdre pied (2019)

Corinna Gepner est traductrice de l'allemand vers le français et a été présidente de l'Association des traducteurs littéraires de France. Avec Traduire ou perdre pied, elle écrit un beau texte sur son expérience de traductrice et inaugure, de concert avec Diane Meur qui publie Entre les rives, la collection Contrebande, entièrement dédiée aux traducteurs et traductrices, de l'éditeur La Contre Allée.

Le petit marque-page de l'ATLF qui va bien. 👌

Dans ce court ouvrage très aéré, elle retrace les liens entre la traduction et son histoire familiale, marquée par la Seconde Guerre mondiale. Ses grands-parents, allemands ou polonais, ont connu l'exil. En traduisant de l'allemand, Corinna Gepner touche sans le vouloir, et sans rien y pouvoir, à une langue chargée d'un lourd héritage émotionnel et culturel. Pour elle, il ne s'agit pas seulement de rendre un texte allemand intelligible à un lecteur francophone, il s'agit de donner une voix à une langue... Son attrait pour la traduction est né de la vocation d'être "au plus près du texte". Elle évoque également les doutes et le cheminement du traducteur face à son texte, la façon dont on "l'entend" et dont on le connaît mieux que quiconque. Le tout avec une grande modestie et une grande finesse.
"Cette expérience lors d'une de mes premiètres traductions: une phrase difficile, retorse à toute compréhension. Aucun des germanophones que j'avais sollicités n'avait pu m'éclairer. J'ai lu, relu, je ne sais combien de fois. Et puis l'étincelle a jailli. J'ai compris, mais inuititivement, je n'étais pas plus capable qu'avant de déchiffrer cette phrase. J'ai compris en quelque sorte du coin de l'œil. Compris aussi que j'étais la seule à pouvoir comprendre, parce qu'à fréquenter ce texte j'en avais saisi la pensée et qu'à cet endroit, c'était ce qu'il fallait saisir: la façon dont l'auteur avait pensé."
Oui. Après dix jours, vingt jours, un mois, deux mois avec un auteur, on commence à lire entre les lignes. Je l'ai constaté à maintes reprises dans des textes dont la logique n'était pas nettement exprimée: les conjonctions de coordination manquaient (parce que je ne traduis pas de grands auteurs comme Corinna Gepner, malheureusement pour moi), mais je savais quels liens l'auteur avait voulu établir entre ses phrases.
"J'aime que le quotidien me contraigne sans cesse à abandonner toute prétention à une théorie, à des principes, tout en me confortant dans l'idée qu'il peut y avoir des directions – la justesse, notamment."
Cette phrase résume assez bien la pratique de la traduction. Au-delà des équivalences évidentes (si votre texte anglais parle d'un "black stallion", vous ne parlez pas d'une "jument verte" dans votre traduction française... 😉), il existe en traduction un champ des possibles infini pour dire la même chose d'une manière différente, ou, comme dirait Umberto Eco, pour dire presque la même chose.

Pourquoi ce livre?
Parce que je suis actuellement une formation en traduction littéraire afin de reforcer mon activité de traductrice littéraire (c'est-à-dire d'édition) par rapport à mon activité de traductrice "pragmatique" (c'est-à-dire rédactionnelle et technique) et que Corinna Gepner a animé un de nos ateliers en début d'année. J'ai eu l'impression d'un gros cerveau et d'une plume brillante réunis dans un caractère posé et modeste. Il fallait donc que je lise son bouquin...

Allez donc voir ailleurs si cette collection y est!
La présentation de l'éditeur

16 commentaires:

  1. *imagine un.e traducteur.ice traduire un ouvrage sur la traduction*
    L'atelier portait sur un sujet en particulier ?

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    1. @Baroona: Imagine le vertige de Myriem Bouzaher, qui a traduit le bouquin d'Umberto Eco sur la traduction! :D L'atelier de Corinna Gepner portait sur la subjectivité du traducteur. On a comparé deux traductions françaises d'un texte islandais. C'était super. Personne ne connaissait l'islandais dans la salle mais ça a rendu l'exercice encore plus intéressant.

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  2. Trop bien ! Il faudra que tu me parles de cette formation plus en détails un jour (dimanche ?) : qu'est ce que vous y faites concrètement, ce que ça t'apporte etc.

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    1. @Tigger Lilly: Super, je t'en parle dimanche, et avec plaisir!

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    2. Très intéressant !
      Ah j'aurais bien aimé être des vôtres aujourd'hui pour en discuter avec vous ! Je me dis que la traduction aurait pu être un métier qui me plaît, mais je n'ai clairement pas les compétences littéraires nécessaires. J'aimais beaucoup pratiquer l'allemand pendant ma scolarité (dans un lycée franco allemand) mais j'ai malheureusement tout perdu...

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    3. @Ksidra: Je t'en parlerai la prochaine fois! te verrais bien dans ce domaine, perso. Un lycée franco-allemand, génial. LE lycée franco-allemand du coin où on est?

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    4. Oui j'espère bien qu'il y aura une prochaine fois bientôt !
      Mais oui celui-là même ! tu connais ?

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    5. @Ksidra: Génial!! Non, je ne connais pas, juste de nom. Et je sais que Fabrice Humbert y enseigne (c'est un écrivain que je tiens en très haute estime pour la Fortune de Sila, un roman tout à fait déprimant mais puissant). Si tu me réponds que tu as eu Fabrice Humbert comme prof, je me prosterne à tes pieds. :D

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    6. Trop drôle ! Mais oui M. Humbert était mon prof de français ^^ très bon prof dailleurs :) Et je dois avoir La Fortune de Sila dédicacé mais je ne l'ai même pas lu !... :-/

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    7. @Ksidra: Géniaaaaaaaaaaal!!! Rappelle-moi de me prosterner la prochaine fois!!!! :D Je ne peux que te conseiller ce roman, il est très puissant; mais ce n'est pas gai du tout.

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    8. Héhé je n'y manquerai pas ! (même si je n'en retire aucun mérite !!)
      Ok, du coup je suis curieuse de lire ce roman !

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    9. @Ksidra: J'espère que cette prosternation aura lieu dans un espace privé, genre chez moi, et pas en pleine rue :D

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  3. Le sujet est absolument passionnant et les citations que tu mentionnes me semblent pleines de sens. De plus en plus, je porte attention à la traduction lorsque je lis un texte étranger. Dernièrement, j'ai comparé des traductions de nouvelles de Woolf avec le texte original et c'était vraiment étonnant. Ton métier est richissime (bien que archi difficile !)

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    1. @Lili: La comparaison traduction-original ou traduction-traduction est riche d'enseignements! Pui, métier richissime et passionnant, même si évidemment Corinna Gepner est particulièrement riche. Moi ça consiste plutôt à rendre lisible un truc de qualité relative. :D Mais quand je serai grande, je serai comme elle.

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  4. Très intéressant comme lecture.
    J'ai fait un peu de traduction de fanfiction dans ma folle jeunesse, j'avais été surprise à quel point il est terriblement dur de traduire un texte qu'on a pourtant parfaitement compris. Et à quel point on se rend compte parfois que finalement on n'avait pas tout compris xD

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