lundi 5 juin 2023

Il Gattopardo (1957)

En mars dernier, l'excellent podcast Bookmakers d'Arte, animé par Richard Gaité, recevait Frédéric Martin, fondateur de la maison d'édition Le Tripode et ancien des éditions Viviane Hamy, où il a travaillé sur la version française de L'Art de la joie de Goliarda Sapienza. Le monsieur a dit tellement de bien de ce roman, qu'on m'avait déjà recommandé, que j'ai décidé de le lire. Mais comme il a aussi évoqué que L'Art de la joie a de forts échos avec Le Guépard de Tomasi di Lampedusa, j'ai décidé de d'abord relire ce  dernier roman, que j'ai étudié à la fac dans une autre vie...

Il Gattopardo se découpe en huit parties, qui se déroulent toutes sur une journée et qui, à l'exception de deux d'entre elles, accompagnent Fabrizio Salina, un prince sicilien de noble et ancienne famille. L'histoire commence en mai 1861, lorsque le royaume des Deux-Siciles est traversé d'innombrables rumeurs et tensions au sujet d'une éventuelle attaque de la part de Victor-Emmanuel II, duc de Savoie et roi de Sardaigne. Salina reçoit la visite de Tancredi, son neveu, qui a décidé de trahir son royaume et sa classe pour aller accueillir l'envahisseur et prendre parti pour le roi destiné à régner demain, et cela donne dès le début la principale clé de compréhension du roman: 

"Se non ci siamo anche noi, quelli ti combinano la repubblica. Se vogliamo che tutto rimanga come è, bisogna che tutto cambi."

("Si nous ne sommes pas là, nous, ils vont nous sortir la république. Si nous voulons que tout reste comme il est, il faut que tout change.") (J'hésite avec "ils vont nous bidouiller une république", mais c'est trop familier pour Tancredi. Pas facile à traduire, ce bouquin... 🤔)

Nous sommes en plein chamboulement politique: la construction de l'État italien moderne commence, Garibaldi débarque en Sicile avec les Chemises rouges, et le temps des Bourbon est compté. Si l'on est malin et si l'on joue bien ses cartes, il y a tout à gagner. Tancredi l'a bien compris, et les trois-quatre premières parties montrent comment quelques affrontements pas bien violents, mais mis en scène comme il faut, vont permettre aux gagnants de lancer la rhétorique de la construction nationale tout en s'enrichissant ou en saisissant des postes influents. Face à cela, il y a la panique de courte durée des représentants de l'Église, mais surtout l'immense flegme nostalgique de Salina. Dernier représentant digne de ce nom d'une vieille famille dont l'immense fortune impose toujours le respect, il a huit enfants mais constate avec lucidité qu'ils sont condamnés par la montée de cette nouvelle classe politique bourgeoise dont le pouvoir ne reposera plus seulement sur le nom et la noblesse. Alors, certes, rien ne change: après quelques coups de feu, les soirées mondaines reprennent avec les officiers de Garibaldi au lieu de ceux du roi Bourbon; mais il se joue néanmoins, en arrière-plan, un changement culturel majeur.

J'ai beaucoup pensé aux ressorts insidieux d'un changement de régime tels qu'ils sont présentés dans La Fortune des Rougon et La Conquête de Plassans de Zola, sauf qu'ici tout est figé dans une Sicile écrasée de soleil et intemporelle, où tout se passe à une lenteur difficile à concevoir, et personne n'est mauvais comme le sont les personnages de Zola. Il n'y a pas d'affrontement sur le devant de la scène, juste de petites "échardes" sociales qui se logent dans les pattes délicates du Guépard et lui montrent qu'il n'est plus autant le maître qu'autrefois.

Ce changement est aussi celui que vit un quinquagénaire qui ne se retrouve plus tout à fait dans le monde moderne; un homme orgueilleux, habitué à régner en maître absolu, cultivé, lucide, affectueux, passionné. Les pensées de Fabrizio Salina sont un délice à suivre. Son neveu Tancredi est aussi un personnage très réussi: malin, ambitieux, beau garçon, il force la sympathie et l'affection par son sourire, ses manières et son exceptionnel appétit de vivre. Et Concetta, une des filles du prince, la seule dans la fratrie qui puisse réellement, par son esprit et son fort caractère, prétendre faire partie de l'illustre famille des Guépards, se détache également très fort.

Outre le contexte historique passionnant des débuts du royaume d'ItalieIl Gattopardo se caractérise surtout par son ton éminemment désabusé et une immense nostalgie face au destin humain, si vain et si bref. Les deux dernières parties sont un coup de massue émotionnel: le temps qui passe, les souvenirs qui surnagent, les murs qui se resserrent, les émotions qui déchirent autant après des décennies... Quand j'ai lu ce roman pour la première fois, il m'a marquée par son dernier paragraphe, si dur; cette fois, ce sont les quarante dernières pages qui m'ont brisé le cœur, qui m'ont donné envie de me rouler en boule en pleurant tout ce qu'on a tous perdu.

Contrairement à ce que l'on pourrait penser, ce roman n'est aucunement promonarchie; le prince de Salina lui-même, dans la première partie, émet des critiques contre le règne des Bourbon, et l'on sent l'auteur plutôt du côté de cette jeune Italie tournée vers l'avenir. Mais comme dans toute évolution culturelle, le monde qui s'éteint et sait s'éteindre dégage une nostalgie poignante.

Le Guépard a été adapté au cinéma par Luchino Visconti en 1963, avec Burt Lancaster dans le rôle principal, Alain Delon dans celui de Tancredi, Claudia Cardinale et Terence Hill. J'ai adoré ce film lorsque j'ai eu la chance de le découvrir au cinéma et je rêve maintenant de le revoir. ❤

10 commentaires:

  1. Ah mais oui, "Le Guépard". Je me disais bien que "Il Gattopardo" ne devait pas se traduire par "Le Gâteau perdu". 🙈
    Je connais le film de nom mais je me rends compte que je ne savais absolument pas de quoi ça parlait. Je ne pense pas que l'histoire m'emballerait mais le contexte est intéressant.

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    1. @Baroona: "Le gâteau perdu", je me meurs 🤣
      Cela dit, le mot "gattopardo" est original et rare, peut-être vieillot, car un guépard, c'est un ghepardo: https://it.wikipedia.org/wiki/Acinonyx_jubatus 🧐

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  2. Bonjour Alys, bravo pour ta lecture en italien. Moi, il faudrait que je le relise en français et bien entendu, le film est un chef d'oeuvre absolu. Bon samedi.

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    1. @Dasola: Ravie de voir quelqu'un d'autre qui apprécie le film! J'aimerais tellement le revoir au cinéma!

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  3. Intéressant, je ne suis même pas sûre que j'avais connaissance du film 😅 Ce n'est pas pour moi, j'ai toujours du mal avec les intrigues politiques...

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    1. @Ksidra: C'est surtout une intrigue familiale ici, mais la politique a son rôle à jouer, avec pas mal de références aux grandes figures du débarquement de Garibaldi en Sicile. 🧐 Comme souvent, Wikipédia m'a bien aidée.

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  4. Merci pour la découverte, je connaissais le roman de nom mais sans en savoir plus, c'est maintenant réparé !

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    1. @Shaya: Ravie d'avoir fourni des informations pertinentes!!

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  5. J'ai ajouté L'art de la joie à ma wish Audible après avoir écouté le même podcast. J'ai tout oublié ce qu'ils en disent dans le podcast j'ai juste retenu que ça avait l'air très très fort.
    Intéressant qu'il existe un film de ce livre qui a l'air très très fort aussi. Là je me rends compte que tout de même les classiques italiens, à part Dino Buzzati que j'aime beaucoup : rien, nada, que dalle… Je suppose qu'on ne peut pas avoir tout lu...

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    1. @Tigger Lilly: Trop fort! J'espère qu'on ne sera pas déçues! 😊😊
      Oui, on ne peut pas tout lire, c'est sûr! Mais c'est déjà bien que tu connaisses Buzzatti; il y a des tas de gens qui n'iront jamais au-delà de leur pays et l'anglosaxonie. (Et le Japon. Parce que le Japon c'est classe. ^^)

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