jeudi 11 juin 2020

Germinal (1885)

Tigger Lilly et moi poursuivons notre relecture des Rougon-Macquart. Après les tendances suicidaires de La Joie de vivre, nous sommes passées à Germinal. Autant vous dire que plus confiné, tu meurs!


L'intrigue
Le jeune Étienne Lantier trouve du travail comme mineur à Montsou, aux côtés de la famille Maheu. Le travail est terrible, les conditions sont déplorables et ne font qu'empirer. Suite à une réduction de la rémunération imposée par la Compagnie, les mineurs se mettent en grève. Puis la situation dégénère...

Capital contre travail
Le thème central de Germinal est évident: l'opposition entre les mineurs, le travail, et la Compagnie, le capital. Les premiers triment sous terre et ne peuvent même pas se payer de quoi manger à leur faim; la deuxième se matérialise dans les riches bourgeois qui dirigent la mine et la présence floue, à l'horizon, en direction de Paris, de la Régie qui brasse les gros sous. Mais il y a aussi une vision plus fine dans l'opposition entre le petit et le gros capital, qui avale tout sur son passage (ce qui n'est pas sans rappeller la façon dont le Bonheur des Dames détruit les petits commerces dans le roman du même nom). Citons ainsi Deneulin, propriétaire d'une mine, qui finira ruiné par les ravages provoqués par les ouvriers et verra sa mine rachetée bien en-dessous de sa véritable valeur par son puissant voisin.

Les débuts du socialisme et du syndicalisme
Étienne Lantier est plus instruit que les autres mineurs et est en contact avec un syndicaliste assez connu. Il se retrouve donc à la tête du mouvement politique de la grève. Le contexte est très intéressant. Pendant la deuxième moitié du XIXe, les mouvements ouvriers en étaient à leurs débuts et étaient à la fois peu structurés et très révolutionnaires; rien à voir avec les mastodontes bien en place et plutôt sages que nous connaissons actuellement (enfin, je crois que certains milieux sociaux ont réellement cru que l'élection de Hollande en 2012 était "une vague rouge", mais qu'ils se rassurent – à côté des mineurs de Germinal, le PS et la CGT ce n'est rien). Et ils avaient tout à revendiquer et à construire, les conditions de travail et de vie des ouvriers étant abominables. Le mot qui vient le plus à l'esprit est "révoltant": on est révolté par les horaires de travail, par l'état de santé des mineurs, par la dangerosité de la mine, par la taille des logements, par le paternalisme de la Compagnie, par la richesse des bourgeois qui mangent de la brioche en vivant de leurs rentes, par le travail des enfants, par la paye infime. Ce qui m'a déprimée à cette lecture, comme lors de ma dernière lecture en 2010, c'est de penser que rien n'a vraiment changé: en Europe, certes, nous avons des SMIC, des systèmes de santé, des systèmes de retraite, des codes du travail et des normes de sécurité (et nous y sommes tellement habitués que beaucoup de gens crachent dessus, d'ailleurs, oubliant combien les acquis sociaux, même s'ils sont toujours améliorables, sont quelque chose de précieux); mais notre prospérité repose en grande partie sur des conditions de travail tout aussi exécrables discrètement cachées à l'autre bout du monde.

Un roman moderne
Comme toujours, Zola est d'une modernité incroyable. La plupart des thèmes restent parfaitement d'actualité aujourd'hui: opposition entre travail et capital comme je l'ai dit, filet de sécurité social pour protéger tous, règles de sécurité au travail, instruction, violences conjugales (oui!), manque de perspectives des femmes en particulier, et même... la mondialisation. Oui, oui. La crise industrielle qui précipite la dégradation des conditions de rémunération des mineurs, et donc leur grève, est en effet provoquée par l'arrêt des commandes de charbon de l'Amérique! Et la Compagnie fait venir des mineurs borains, c'est-à-dire belges, pour remplacer les grévistes (qui s'écrient "pas d'étrangers chez nous! À mort!" Ça vous dit quelque chose?). En 1885, déjà, les pays étaient étroitement imbriqués. Tout le monde devrait relire les livres de Zola pour se rendre compte à quel point le monde dans lequel nous vivons, le monde de l'après Seconde Guerre mondiale, n'a fait qu'exacerber les caractéristiques du monde d'avant, qui a pris forme tout au long du XIXe.

Une descente aux enfers
Germinal est magistralement construit. Au sein des sept parties, chaque chapitre met en place des personnages pour les évènements à venir. On sent et on voit Zola préparer ses pions, c'est absolument formidable. Plusieurs fois, il fait monter la tension en laissant ses personnages en mauvaise passe pour nous montrer l'évolution de la situation grâce à d'autres personnages. La tension monte et explose dans trois évènements majeurs: la marche destructrice des grévistes, leur confrontation avec l'armée venue protéger la mine et enfin l'inondation de celle-ci. Tout est détruit dans ce roman, les machines comme les humains. La famille des Maheu est la martyre par excellence, avec une véritable hécatombe qui laisse la Maheude exangue. La fin d'Étienne et de Catherine, prisonniers dans le noir complet en compagnie d'un cadavre, vous dresse les cheveux sur la tête. Mais tout le monde souffre, même les bourgeois (Deneulin ruiné, Hennebeau désespéré par sa femme adultère, les Grégoire privés de leur fille) et LES ANIMAUX. Il y a dans Germinal quelques passages abominables, poignants, désespérants, bouleversants sur la souffrance animale: la torture d'une lapine par un gamin odieux, et surtout la mort de deux chevaux, DES TRUCS ABOMINABLES QUI M'ONT RETOURNÉE PENDANT DES HEURES. Attention, âmes sensibles, ce sont Bataille et Trompette qui risquent de vous achever ici. J'avais peur de relire ce livre à cause d'eux.

Et pourtant... Une note d'espoir
Malgré cela, j'ai toujours considéré Germinal comme un roman optimiste, chargé d'espoir pour le monde de demain. Essentiellement à cause de son titre, qui annonce un renouveau, et du dernier chapitre, mais aussi à cause d'un passage qui m'avait beaucoup marquée lors de mes lectures précédentes:
"[...] tout péterait un jour, grâce à l'instruction. On n'avait qu'à voir dans le coron même: les grands-pères n'auraient pu signer leur nom, les pères le signaient déjà, et quant aux fils, ils lisaient et écrivaient comme des professeurs."
De quoi se rappeler que la société de l'écrit dans laquelle nous vivons, où l'immense majorité des personnes est alphabétisée, est un acquis social fort récent, et que l'éducation porte des fruits bien plus durables que la violence.

Il y a bien sûr beaucoup plus à dire sur Germinal. C'est un très grand livre, un chef d'œuvre. Zola aura vraiment tout fait, allant ici jusqu'à nous donner des pages véritablement angoissantes. Quel écrivain!

Allez donc voir ailleurs si ces mineurs y sont!
L'avis de Tigger Lilly

18 commentaires:

  1. Très beau billet et j'aime beaucoup comment tu le conclus. L'instruction et la culture, ça donne du pouvoir au gens.

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    1. @Tigger Lilly: Figure-toi que j'ai hésité à enlever "l'éducation porte des fruits bien plus durables que la violence" au vu de l'actualité internationale, j'ai eu peur qu'on me jette des tomates moisies car ce ne serait pas assez réformiste :D Tu me rassures, du coup.

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  2. Je plussoie totalement Tigger Lilly.
    Ça me déprimerait et me donnerait envie de tout casser, mais ça donne quand même envie de le lire et de dépasser la cinquantaine de pages de ma jeunesse. Je n'ai jamais été aussi proche de retenter du Zola alors qu'il était totalement banni dans mon esprit. Vous êtes fières de vous ?

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    1. @Baroona: Oh c'est génial. On serait ravies si tu te penches sur Zola suite à notre relecture. En plus je pense que tu aimerais, c'est tellement d'actualité quoi. Germinal est particulièrement puissant, bien sûr, mais tous les livres de Zola résonnent avec notre époque.

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    2. Purée Alys, si on arrive à faire lire du Zola à Baroona, on pourra afficher un trophée sur nos blogs respectifs.

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    3. @Tigger Lilly: Mais graaaaaave!! Et on demanderai à Chut Maman Lit de nous faire un badge, on aura ainsi un souvenir représentatif de cette année 2020! <3

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  3. Évidemment, quel chef d’œuvre !
    Je n'avais aucun souvenir de cet extrait que tu cites à la fin de ton billet mais il me met du baume au cœur.
    Une de mes élèves de 4e a lu Germinal cette année (la courageuse) et elle m'a dit que c'est sa meilleure lecture jusqu'ici - ça aussi, ça met du baume au cœur. Je me dis que la relève est assurée !

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    1. @Lili: Oh mais c'est génial, ça. Tu sais je trouve ton métier génial et précieux. Bon, j'imagine bien que ce n'est pas facile tous les jours, mais c'est un métier qui construit l'avenir, c'est formidable.

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  4. Merci pour ce retour, c'est bon de savoir que Zola n'est pas que déprimant :D

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    1. @Vert: Il est aussi angoissant, c'est formidable :D

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  5. Belle critique qui relie passé, présent et progrès social.

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  6. Magnifique billet pour un roman qui marque. Très moderne, en effet, et toujours d'actualité.

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  7. Très beau billet qui fait frissonner. Très intéressant de souligner les parallèles avec notre époque.
    Tigger Lilly et toi donnez vraiment envie de relire ce chef-d'œuvre !

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    1. @Ksidra: On serait ravies que tu le relises. prépare-toi juste à quelques scènes d'angoisse (toutes proportions gardées) liées à l'enfermement sous terre.

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  8. Une lecture qui m'a beaucoup marquée à l'époque, même si son souvenir en est bien loin maintenant. Ce n'est pas du tout ce que j'ai envie de lire en ce moment, mais pourquoi pas une relecture un jour ?

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    1. @Shaya: Je pense que tu apprécierais la redécouverte. Ce livre est vraiment magistral!

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