En septembre dernier, lors d'un dîner avec une amie, j'ai évoqué deux œuvres pour illustrer ce qu'est l'uchronie: le comics Superman Red Son et La part de l'autre d'Eric-Emmanuel Schmitt. (Enfin, sur le coup, ça donnait plutôt: "un bouquin sur Hitler par ce gars, tu sais, qui fait de la littérature blanche, mais là son nom m'échappe..." 👀). J'ai lu Superman Red Son dans les jours suivants, et j'ai vite emprunté La Part de l'autre.
Dans ce roman, Eric-Emmanuel Schmitt suit en parallèle deux personnages: Adolf Hitler, jeune homme recalé par l'académie des beaux-arts de Vienne le 8 octobre 1908, et Adolf H., jeune homme reçu par l'académie des beaux-arts de Vienne le 8 octobre 1908. Le premier est le nôtre et suit le destin que l'on connaît, vraisemblablement romancé un minimum pour les besoins du roman (car je suppose que personne ne sait ce que Hitler a fait de la moindre de ses journées avant de devenir... euh, une célébrité?). Le deuxième est un Hitler de fiction qui se consacre à la peinture, se fait des amis à l'académie et connaît un tout autre destin: une correspondance avec la religieuse qui le soigne lorsqu'il est blessé durant la Première Guerre mondiale, une véritable, quoique difficile, carrière de peintre à Paris, des relations avec des femmes, une famille. Le jour J, ils sont identiques. Mais la réponse de l'académie, puis leur réaction à cette réponse et le comportement qu'ils adoptent de jour en jour, en fait deux personnes totalement différentes.
Le roman alterne entre les deux personnages dans des parties assez courtes, allant d'à peine une page parfois à, je pense, une dizaine maximum. J'ai vu dans cette brièveté la seule critique qu'on peut lui faire; le fait de changer de point de vue si vite facilite le propos et allège le bouquin, qui se lit plus rapidement que son épais volume – presque cinq cents pages au grand format – ne peut le laisser craindre. On peut aussi regretter une certaine sexualisation des personnages féminins (ou plutôt que les personnages masculins évoquent le corps des femmes), mais c'est assez léger, vous ne le remarquerez peut-être même pas si votre niveau de tolérance n'approche pas du zéro, comme le mien.
Pour le reste, c'est excellent, voire brillant, et j'en sors totalement convaincue. Les deux personnages sont parfaitement et très différemment caractérisés, et sont de plus en plus différents au fur et à mesure de leur évolution. Le vrai Hitler est peu aimable dès le début, mais il est passionnant, même quand on arrive à la partie vraiment sale de son existence, à partir de sa prise de pouvoir en Allemagne. (Car avant même la Seconde Guerre mondiale et l'extermination des juifs, les mots "abolition de la liberté de la presse" et "parti unique" forment déjà quelque chose de sale.) Le faux Hitler est sympathique, même si parfois un peu mou, et j'ai adoré tous les personnages secondaires de son parcours: ses amis peintres, dont un homosexuel qui fait un coming-out touchant, la jeune Onze Heures Trente qui l'aborde à Paris, et surtout la sœur Lucie, qui écrit une lettre très intelligente en fin d'ouvrage, dans laquelle elle [divulgâcheur] pointe du doigt la différence entre le salaud égoïste et le salaud altruiste, le deuxième étant encore plus dangereux que le premier parce qu'il est convaincu du bien-fondé de son action [divulgâcheur]. Je suis bien d'accord avec elle. Et, toujours, le libre arbitre en toile de fond.
À partir des années trente, quand Adolf H. peint tranquillement à Paris, l'évolution de son univers est aussi très intéressante, puisque, sans Troisième Reich, il n'y a pas de Seconde Guerre mondiale, et donc pas non plus ce qui en a suivi.
Bien entendu, dans la réalité de notre Adolf Hitler, les parallèles avec l'évolution du monde occidental depuis le début du XXe siècle sont nombreux.
"Le stagiaire assurait que son antisémitisme, tout récent, ne se fondait pas sur l'émotion, mais sur les faits ; du coup, il distinguait un antisémitisme affectif, qui conduit aux pogroms et autres violences inefficaces, et son antisémitisme à lui, l'antisémitisme "rationnel", qui visait à éradiquer les Juifs du territoire allemand. Avec lui, on se sentait autorisé à être antisémite, cela devenait une attitude objective, scientifique, moderne."
"Hitler, quoique sanguin, s'était très froidement observé. A travers ses expériences, il avait compris comment se déployait son charisme : gratter les rancœurs, enlever les croûtes, aviver les cicatrices, bien faire saigner pour ensuite proposer des solutions très élémentaires, la simplicité de la solution devant être proportionnelle à la douleur provoquée. Il ne fallait pas raffiner. Il fallait désigner. Montrer du doigt les boucs émissaires : le Juif, la France, la Grande-Bretagne, la république, le bolchévisme. On pouvait parfois assimiler les boucs émissaires afin d'obtenir plus d'effet: ainsi le Juif et le bolchevique, confondus en un judéo-bolchevique, assuraient une superbe acclamation finale, le bouquet étant obtenu par l'amalgame Juif-bolchevique-républicain."
Je suis assez admirative de l'entreprise d'Eric-Emmanuel Schmitt, car cela a dû lui demander un sérieux travail de recherche pour écrire sur le véritable Hitler et une rigueur tout aussi sérieuse pour faire diverger les deux parcours de manière très ténue au début, puis plus marquée. Et aussi parce que le sujet du nazisme est explosif. Si on a envie de chercher la polémique et qu'on a pas mal de mauvaise foi, on peut facilement faire semblant de croire que le roman cherche des excuses à Hitler parce qu'il a été recalé à l'Académie de Vienne, par exemple (et aussi à cause d'une histoire d'hypnose qui, d'après une rapide recherche Google, a peut-être un vague fond de vérité mais est complètement romancée ici). (Et au cas où: non, le roman ne cherche pas d'excuses. Au contraire, son message est l'existence du libre arbitre.) Je ne me serais pas attaquée à un tel sujet il y a vingt ans et, aujourd'hui, cela me semble totalement impossible, vu l'hystérie ambiante et que même les gens qui se revendiquent progressifs musellent la parole publique.
(Et puis, je suis aussi admirative parce qu'il faut avoir le cœur bien accroché pour s'occuper d'Hitler et de ses horreurs pendant tout le temps qu'exige un livre de cette taille. J'ai tendance à penser que je me roulerais en boule dans un coin au bout d'une semaine de travail et que j'abandonnerais le projet.)
Voilà, une sacrée découverte, et un écrivain qui remonte spectaculairement dans mon estime alors qu'il m'avait laissé un souvenir mièvre. Dingue.
Livre de l'auteur déjà chroniqué (très brièvement) sur ce blog
Odette toulemonde et autres histoires (2006)