Il y a quelques années, un ancien collègue que je n'avais pas vu depuis des lustres m'a recommandé L'Art de la joie de Goliarda Sapienza, un livre italien dont je n'avais jamais entendu parler. Dans l'immédiat, je n'ai pas suivi son conseil, car j'ai vu qu'il y avait une histoire d'inceste et que j'essaye d'éviter les histoires d'abus sexuels. Mais il y a peu, l'émission Bookmakers d'Arte a reçu Frédéric Martin, éditeur qui a largement contribué à la sortie de la traduction française, réalisée par Nathalie Castagné. Il a dit énormément de bien du roman, et il a fait le lien avec Le Guépard de Lampedusa, ce qui m'a donné envie de sauter le pas...
Bon, eh bien, je ne remercie pas beaucoup Frédéric Martin. Enfin, c'est bien que j'aie lu ce roman, car j'y ai trouvé du bon et que c'est bon pour ma culture. Mais ça n'a pas été une partie de plaisir.
Déjà, l'édition italienne, chez Einaudi, fait la bagatelle de 540 pages au grand format, et ce dans une police correcte, mais pas franchement gigantesque. Il faut donc prendre du temps pour ce livre. Heureusement, je l'avais emporté en vacances, et j'ai pu lire les trois premières parties dans d'excellentes conditions, de l'ordre de cent pages par jour, quatre jours d'affilée. La quatrième partie, en revanche, a été étalée sur quatre ou cinq jours, ce qui a contribué à mon désintéressement final.
Ensuite, le début est très dur et sexuel d'une manière qui ne m'a pas plu, même hors viol. Attention: je vais vous résumer les trois premiers chapitres pour que vous compreniez le choc. Si vous êtes comme moi, il est peu probable que ça vous plaise.
Chapitre 1: Modesta naît le 1er janvier 1900 dans une famille sicilienne pauvre. Sa sœur ainée a visiblement un problème mental; quand leur mère s'absente, il faut l'enfermer dans les toilettes, où elle hurle en continu jusqu'au retour de maman. (À ce stade, je blêmissais déjà, et ce n'était que la première page.) Lorsqu'elle a quatre ou cinq ans, Modesta découvre, tandis qu'elle écoute les hurlements de sa sœur enfermée, qu'elle peut se donner du plaisir en se touchant "là où sort le pipi". (Alors là, moi...)
Chapitre 2: À neuf ans, Modesta se fait faire un cunnilingus par un garçon plus âgé qu'elle avec qui elle est amie. C'est tout à fait volontaire, pas du tout un viol. (Mais moi, là...)
Chapitres 3 et 4: Le père de Modesta, qui a disparu depuis qui sait quand, vient rendre visite à son ex. Découvrant qu'il a une jolie fille de neuf ans, il enferme la mère et la sœur ainée aux toilettes, puis déshabille Modesta et fait des commentaires sur son corps, et notamment ses seins, dont les tétons sont de la même couleur que ceux de sa sœur (à lui) au même âge. (Moi: un vaste horizon d'horreur s'ouvre à moi. Le gars espionnait-il sa sœur quand elle avait neuf ans, pour connaître la couleur de ses tétons? L'a-t-il violée?) Puis il viole Modesta, évidemment. Dans le chaos, la maison brûle; la mère et la sœur ainée meurent dans l'incendie, le père disparaît dans la nature et Modesta est recueillie dans un couvent.
Bon, là, mon cerveau était une loque et je me suis sérieusement demandée si j'allais continuer. En plus, la rédaction n'est pas facile à suivre: Modesta, qui est narratrice, parle d'elle-même à la première personne, mais aussi à la troisième, ce que je trouve très déstabilisant; elle est désincarnée/lyrique/rêveuse dans certaines descriptions, et il faut un peu comprendre de quoi elle parle, chose que j'ai beaucoup de mal à faire. Au final, la présence ponctuelle du sicilien, que je redoutais, était le moindre de mes problèmes.
Mais comme je suis très complétiste, j'ai poursuivi ma lecture. Modesta s'est révélée une manipulatrice et une meurtrière, ce qui a contribué à ma mauvaise opinion d'elle. Malgré tout l'amour qu'elle affirme éprouver pour les autres, elle ne pense pas beaucoup à eux tandis qu'elle grimpe les échelons au sein d'une famille noble et riche; elle n'hésite pas à coucher avec le père de sa première amante, puis avec le fils de celui-ci le lendemain de son enterrement (!!), mais aussi à marier ladite première amante à son deuxième amant. Elle laisse tranquillement se marier des gens dont elle sait (et surtout dont elle est la seule à savoir) qu'ils ont des liens de parenté. Le roman se remplit vite d'innombrables enfants issus des croisements les plus improbables, que j'ai renoncé à retenir.
Alors, 540 pages de torture, vous demandez-vous? Eh bien, aussi étonnant que ça puisse paraître, non. Car j'ai aussi été happée par l'histoire et ce ton particulier, qui vient tout droit de l'intime et mélange ressentis et faits. Certains personnages secondaires sont formidables (la grand-mère tyrannique, le premier amant, la compagne de cellule) et j'ai vraiment aimé les rencontrer. L'histoire de la Sicile et de l'Italie qui se devine en filigrane est très bien décrite; on voit, dans des petites choses à peine perceptibles, toute la montée du fascisme, puis ces années dures, jusqu'à la guerre qui fait rage sur le continent. Et bien que Modesta soit un exemplaire fort peu recommandable de l'humanité à mes yeux, elle a quelque chose d'irrésistible dans sa force de caractère incroyable. Partie de rien, elle parvient à se faire une situation enviable financièrement (pour cela, il lui faut épouser un héritier riche et trisomique qui n'a aucune idée de ce qui lui arrive, mais elle n'est pas à ça près...) et elle s'ouvre aux idées communistes et anarchistes par la lecture jusqu'à devenir une figure respectée du communisme sicilien – ce qui lui vaudra d'ailleurs de finir dans une prison fasciste pendant la guerre. Et surtout, elle mène sa vie comme elle l'entend, notamment en couchant avec qui elle veut, hommes comme femmes. Moi, les coucheries à répétition ne m'intéressent pas beaucoup, et je me suis dit plus d'une fois que ce roman aurait plutôt dû s'appeler "L'art de l'orgasme", mais c'est indéniablement une figure forte et hors de l'ordinaire au sein d'une société encore bien corsetée (et elle s'efforce de transmettre cette force aux filles de la famille, de ne pas les élever différemment des garçons, ce que je trouve bien, et particulièrement éclairé de la part de Goliarda Sapienza qui a écrit ce roman de 1967 à 1976).
Outre que sur son parcours éditorial (manuscrit refusé en Italie, publication posthume, redécouverte à l'étranger), je pense que le succès du roman repose en grande partie sur ce combo "figure féminine plus grande que nature et fresque historique".
Et le lien avec Le Guépard, alors? Hmm, il n'est pas très net, selon moi, à part qu'il s'agit d'une fresque familiale sicilienne (ce qui est déjà beaucoup, me direz-vous). Le Guépard raconte plutôt, avec désenchantement mais aussi une certaine neutralité politique, l'échec d'un changement de régime et le déclin d'une société, et il se concentre sur la tristesse du temps qui passe; L'Art de la joie est résolument antifasciste, même si les communistes en prennent pour leur grade aussi, et se concentre sur la force de vivre d'un personnage que rien ne peut arrêter. Deux visions du monde qui s'opposent, en quelque sorte.