mercredi 7 septembre 2022

Chroniques du Pays des Mères (1992)

Difficile de parler d’un roman qui a fait couler autant d’encre que Chroniques du Pays des Mères d’Elisabeth Vonarburg! J’en attendais énormément, tout en étant très intimidée. Après un faux départ (probablement dû en bonne partie à la préface de Jeanne A Débats, qui a confirmé que nous sommes incompatibles), j’ai replongé dans la lecture lors d’un moment plus tranquille et le voyage a été à la hauteur…

Une couverture superbe d'Aurélien Police.

❗ Attention, cette chronique contient un énorme divulgâcheur
sur ce roman et celui d'une autre écrivaine!! ❗

L’histoire commence en 476 A.G. (Après Garde), dans une garderie de Béthély. Lisbeï, âgée de cinq ans, prend sous son aile la petite Tula, tout récemment arrivée. Dès qu’elle la voit, c’est une évidence, comme si elle la reconnaissait. Lisbeï a une sorte de don, une capacité à percevoir les émotions des autres, un peu comme une aura, et cela se manifeste très fortement envers Tula. Mieux encore, c’est réciproque; Tula aussi voit "la lumière".

Unies de manière quasiment magnétique dans la garderie, Lisbeï et Tula seront malheureusement séparées par la vie. Lisbeï, plus âgée, quitte la garderie avec les autres petites filles de son âge. Les deux amies continueront de se retrouver en cachette, mais cela sera de plus en plus difficile avec le temps. D’autant que les deux enfantes sont en réalité sœurs: elles sont toutes deux les filles de Selva, la Capte de Béthély, ce qui implique certaines responsabilités.

La relation entre les deux sœurs constitue le cœur de la première partie du roman. En parallèle, toutefois, Elisabeth Vonarburg profite du regard de plus en plus aiguisé de Lisbeï, qui découvre son univers en grandissant, pour dépeindre la vie à Béthély et, de manière plus générale, au Pays des Mères, une société matriarcale organisée autour de la procréation. Les hommes sont peu nombreux, alors l’immense majorité des grossesses sont obtenues par insémination artificielle, en sélectionnant avec soin les lignées pour favoriser la survie des enfantes (avec des résultats pourtant peu favorables : énormément d’enfantes meurent en bas âge, à tel point que le fait de les isoler à la garderie permet de ne pas trop s’y attacher et de ne pas trop souffrir lors de leur décès…). Les hommes et les femmes fertiles sont tenus de faire le Service, c’est-à-dire de donner leur sperme ou de se prêter à l’insémination pendant un certain nombre d’années. Cette organisation est vitale pour la survie de l’espèce, bien sûr, mais elle donne lieu à des situations très douloureuses: hommes qui attendent d’être expédiés dans un autre pays pour y faire leur Service, femmes qui sont obligées de tenter un nombre minimum de grossesses même si les premières se soldent par des fausses couches ou des accouchements douloureux… On sent bien la souffrance des deux sexes et certains passages m’ont rappelé les Fils de l’homme de P. D. James et la Servante écarlate de Margaret Atwood. Ces trois romans illustrent à la perfection à quel point une société fondée sur la procréation pour sa propre survie broie totalement ses membres…

Malgré ce contexte douloureux, Chroniques du Pays des Mères est un livre merveilleux et doux, qui irradie d’espoir. Parce que Lisbeï est un esprit affûté, toujours à la recherche d’une vérité qu’elle devine de plus en plus nuancée et insaisissable, et que la société dans son ensemble favorise la recherche, le débat, la nuance et la coopération plutôt que la concurrence. On pourrait y voir un cliché sur la société menée par les femmes qui est plus pacifique que celle menée par les hommes, mais l’impression est plutôt que l’humanité a su évoluer après des périodes très violentes et instables (le Déclin, qui est visiblement la chute de notre civilisation, a laissé la place aux Harems puis aux Ruches, deux systèmes dont on ne sait pas grand-chose mais qui semblent avoir été belliqueux dans leur fonctionnement). La naissance du Pays des Mères est intimement liée à Garde, qui a prêché la Parole d’Elli, sorte de déesse universelle. C’est d’ailleurs pour cela que les années sont comptées "Après Garde".

Avec sa soif de connaissance, Lisbeï va secouer le Pays des Mères en faisant des découvertes qui dérangent beaucoup les conservatrices, appelées les Judites, mais qui dérangent un peu tout le monde en vérité. Après le coup d’éclat initial, on voit les choses décanter, un peu comme dans notre société (à un moment, vous vous rendez compte que tout le monde, réacs compris, se fout éperdument de ce qui faisait hurler les réacs d’autrefois…).

Chroniques du Pays des Mères est aussi exceptionnel par ses personnages, toutes très différentes et finement caractérisées. C’est vraiment une merveille : Antoné, Mooreï, Kélys, Guiséia, Toller… Elles sont toutes très différents et merveilleusement complémentaires, et c’est un plaisir immense de les rencontrer. Elles s’imbriquent à la perfection dans cet univers au féminin. Vous avez peut-être remarqué que j’ai parlé d’"enfantes" et que j’ai utilisé le féminin pluriel au sens générique dans ce paragraphe. C’est parce que tous les noms sont féminisés dans la langue du Pays des Mères, un procédé à la fois permanent et étrangement discret – comme quoi on s’habitue parfaitement aux changements, quand on a l’esprit ouvert. En revanche… ça a dû être tellement compliqué à répercuter dans les traductions, ce truc!! En anglais, où le masculin et le féminin sont pratiquement absents, tout le travail sur la langue a dû passer à la trappe… En russe, où il y a aussi du neutre au singulier et où le pluriel est juste pluriel (ni masculin ni féminin), ça a dû être ardu… (Chroniques du Pays des Mères existe-t-il en russe, d’ailleurs?)

[Dvulgâcheur]
Dans ce contexte, c’est avec un désarroi total et un effroi grandissant que j’ai lu le dernier chapitre, dans lequel on apprend que tous ces gens sont en fait manipulés par une humaine à la vie bien plus longue que la leur, qui leur fournit les informations qui vont bien, les influence et LES REPRODUIT ENTRE EUX pour obtenir je ne sais quel humain elle veut. Ça m’a rappelé la trilogie des sorcières d’Anne Rice, dans lequel on finit par apprendre que le grand-oncle (qui est en fait le frère, le père, le grand-père, l’oncle, le grand-père à la fois) a préparé le terrain pour obtenir une sorcière ultrapuissante en couchant avec sa sœur, puis sa fille, puis sa petite-fille… Ça m’a totalement dégoûtée et ça m’a semblé remettre en question tout le message hyper positif du roman. Lisbeï croyait lutter pour la vérité, alors que l’une des personnes qui l’aidaient le plus lui cachait ladite vérité? Elle croyait avoir un don spécial, né d’une nouvelle mutation, alors que cette personne tierce a manipulé son génome exprès? GLOUPS!

Heureusement, ces quelques pages sont très minoritaires au regard de l’épaisseur du volume et n’ont pas terni mon expérience de lecture. Passée la surprise, j’ai tout de suite eu envie de reprendre le roman au début, pour encore mieux apprécier cette histoire et cet univers… Un chef d'œuvre!

En deux mots (ou plutôt trois ^^): merci, Tigger Lilly!

Avec ses 784 pages, cette édition Folio me permet de participer au Challenge Pavé de l’été de Brize. Ce sera sûrement ma seule participation – à moins d’un cataclysme m’empêchant de travailler (mais pas de lire! 😂), il est impossible que je lise et chronique un deuxième pavé d’ici le 23 septembre –, mais c’était vraiment cool de pouvoir m’inscrire cette année!

Allez donc voir ailleurs si ces chroniques y sont!
L'avis de Grominou
L'avis de Shaya
L'avis de Tigger Lilly
L'avis de Vert
L'avis de Xapur

12 commentaires:

  1. Je suis TROP contente que tu aies aimé ce livre. Super chronique ^^
    Tu vas lire Le silence de la cité ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. @Tigger Lilly: Merci! 🤩 Je ne m'étais pas posé la question pour le Silence de la Cité. Pourquoi pas, oui. À voir s'il croire mon chemin, comme d'habitude. ^^

      Supprimer
  2. J'ai réussi à éviter le divulgachage 🥳 - enfin, je crois, mais comme j'ai tout lu sauf un paragraphe, j'imagine que j'ai trouvé le bon ?
    "J’en attendais énormément, tout en étant très intimidée" : je me retrouve bien dans ce sentiment initial. Et ta chronique me confirme dans mon idée qu'il faudra que je le lise, mais en choisissant bien le moment.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. @Baroona: Je pense oui. Si tu ne sais pas comment ça se termine, tu as trouvé le bon. 😊 Je vais toutefois ajouter le mot divulgâcheur, ce sera plus sympa pour les prochains lecteurs!
      Je pense que tu adoreras, c'est tellement fin et doux!!

      Supprimer
  3. Du coup, avec ton alerte, je n'ai pas osé te lire ^^ ! Bravo pour cette belle réussite au Challenge, en tout cas :) !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. @Brize: Ahah désolée ^^ J'espère que tu le liras un jour, il est formidable!

      Supprimer
  4. C'est trop bien que tu aies aimé ! Du coup si je comprends bien, y a plus qu'à glisser Le silence de la cité sur ton chemin, c'est ça ? ^^

    RépondreSupprimer
  5. Oui ! Oui ! Ouiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii 😍
    (et je pense que la fin c'est pour faire le lien avec Le silence de la cité, c'est assez facile de pas en tenir compte tant les 2 romans sont différents ^^)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. @Vert: Yeah!!!!! 😍 #VonarburgRules
      J'espère lire le Silence de la Cité bientôt!!!

      Supprimer
  6. J'avais commencé ce roman il y a quelques mois déjà, j'aimais bien mais j'ai senti que je n'étais pas totalement dispo pour aller au bout. Depuis j'attends le bon moment, j'espère que ça arrivera bientôt car tout le monde me le vend et vante tellement.
    (je me suis divulgâchée... plus qu'à oublier!)
    Merci de ton avis :)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. @Ite: J'ai eu le même problème: j'ai commencé et j'étais totalement ailleurs. Je n'ai lu que quelques pages. Alors que la deuxième fois, ça a collé d'un coup. J'espère que tu apprécieras quand tu y viendras!

      Supprimer

Exprime-toi, petit lecteur !