dimanche 12 mars 2023

L’Œuvre au Noir (1968)

En 2019, j’ai lu Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, une lecture lumineuse et humaniste qui m’a enthousiasmée (et qui a d’ailleurs fini en tête de mon classement des livres lus cette année-là). J’ai enfin retrouvé cette autrice avec L’Œuvre au noir, autre roman érudit et exigeant, mais très différent.

On suit ici la vie de Zénon, un médecin, alchimiste et libre penseur du XVIe siècle. Né à Bruges en 1510, au sein d’une famille de riches banquiers mais hors mariage, il part assez jeune pour étudier la médecine, puis baraude en Europe et au Moyen Orient avant de revenir à Bruges sous un faux nom vers 1560. La première partie, "La vie errante", s’intéresse surtout à son histoire familiale, et Zénon lui-même est relativement peu présent. La deuxième partie, "La vie immobile", raconte son séjour à Bruges durant les années 1560. Quant à la troisième partie, [divulgâcheur] intitulée "La prison", elle raconte, comme son titre l’indique, le séjour de Zénon en prison après son arrestation [fin du divulgâcheur].

Ce qui marque le plus dans ce roman, c’est la richesse de la plume de Marguerite Yourcenar: un style recherché, érudit, élégant, mais qui coule tout seul et fait preuve d’une limpidité formidable. J’ai totalement retrouvé l’admiration qui m’avait saisie dans Mémoires d’Hadrien. Chaque phrase est un plaisir.

Vient ensuite la richesse du personnage de Zénon, et même de tous les personnages, y compris ceux faisant l’apparition la plus brève. Zénon agit fort peu bien qu’il soit toujours en vadrouille, mais il pense énormément, et avec d’infinies nuances: à propos de la religion catholique et de la réformée, des guerres de religion, de la matière, du malheur, des désirs et des motivations des humains. C’est un observateur très fin, à l’image de l’autrice. Outre lui, ressortent particulièrement son cousin Henri-Maximilien et le prieur des Cordeliers, deux personnages très différents et superbement bien caractérisés. Mais, vraiment, tout le monde est super bien caractérisé dans ce bouquin, c’est formidable. J’ai aussi apprécié que Yourcenar mette du gris dans des personnages qui pourraient si facilement passer pour les méchants et les religieux obscurantistes de l’histoire, à savoir les représentants de l’ordre catholique en pleine lutte antiprotestante et en pleine Contre-Réforme.

Citons enfin la plongée dans une époque historique fort heureusement révolue, pour nous Européens: les guerres de religion ayant suivi la Réforme à partir des années 1510-1520. Un véritable bain de sang, où les catholiques risquaient la vie en terres protestantes, les protestants risquaient la leur en terres catholiques, et les athées risquaient la leur partout. Des querelles religieuses doublées, bien sûr, des affrontements politiques entre les royaumes et États plus ou moins grands de l’époque: Saint-Empire romain germanique, France, duchés et villes d’Italie, forces pontificales, Espagne. Dans ce contexte terriblement tendu et délicat, Zénon doit se mouvoir avec prudence, car l’alchimie n’a pas bonne presse et que certains de ses ouvrages diffusent des idées peu orthodoxes aux yeux de l’Église.

"Médecin, alchimiste, artificier, astrologue, il avait porté bon gré mal gré la livrée de son temps; il avait laissé le siècle imposer à son intellect certaines courbes. Par haine du faux, mais aussi par l’effet d’une fâcheuse âcreté d’humeur, il s’était engagé dans des querelles d’opinions où à un Oui inane répond un Non imbécile."
Et tout ceci avec parfois, dans ces longues réflexions et ces quotidiens dangereux, des éclats de chaleur humaine, comme la relation avec le prieur ou les retrouvailles avec une vieille femme de Bruges qui a connu Zénon enfant.

Alors, certes, je n’ai pas tout compris aux réflexions de Zénon sur l’alchimie ou la religion, et le contexte historique n’est pas facile à suivre quand on l’aborde avec l’ignorance totale qui est la mienne (merci Wikipédia de m’avoir aidée à y voir plus clair), mais ce livre est un chef d’œuvre à lire absolument – même si Mémoires d’Hadrien m’a semblé plus facile à appréhender.

Vraiment, Marguerite Yourcenar était une écrivaine hors du commun, une géante du XXe siècle. Je suis un peu attristée de ne l’avoir jamais étudiée à l’école et de la voir si peu lue autour de moi. Merci encore, et mille fois, à Grominou d’avoir chroniqué Mémoires d’Hadrien en 2018 et de l’avoir mis en tête de ton classement de l’année, attirant ainsi mon attention dessus et me rappelant son existence quelques mois plus tard. 💖

Comme Mémoires d’Hadrien, L’Œuvre au noir est suivi par un "carnet de notes" réunissant des réflexions éparses de l’autrice, puis par une "note" dans laquelle elle décrit ses recherches historiques (quel travail!).

Allez donc voir ailleurs si cet œuvre au noir y est!
L’avis de Grominou

10 commentaires:

  1. Je suis choqué que la troisième partie ne s'intitule pas "La vie en *divulgachage*". Cette symétrie ratée, quelle tristesse. 🥺
    Ça a l'air tout à fait respectable. Pas pour moi, mais éminemment respectable. Te voilà obligée de lire tout Marguerite Yourcenar j'imagine ?

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    1. @Baroona: Alors attends, est-ce qu'il y a un message implicite dans ta blague sur le divulgâchage? Est-ce que mon idée de surligner en noir au lieu de passer le texte en blanc ne marche pas pour je ne sais quelle raison? 🤔
      Hmmm. Obligée de tout lire, je ne pense pas... Mais si un troisième bouquin d'elle devait se trouver sur mon chemin...

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    2. Ah non, mince, c'était juste pour ne pas divulgacher ce que tu avais mis caché justement. J'aurais dû écrire "La vie en XXXXXX", ça aurait peut-être été plus clair. J'étais juste réellement surpris de ne pas voir la symétrie jusqu'au bout dans les titres, désolé de l'embrouille. 😅

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    3. @Baroona: Haha ok!! Merci pour l'explication!! 😊😊😊 T'inquiètes, il y a une certaine paranoïa de ma part quant à mes compétences 😂

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  2. J'ai lu ce livre après avoir lu Mémoire d'Hadrien qui m'avait bouleversée, j'étais en rétho (comme on di(sai?)t en Belgique, c'est l'année du bac en France), je suis peu ou prou passée à côté. Mais je pense toujours l'avoir dans ma bibliothèque je réessaierais bien un jour. En tout cas tu donnes envie.

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    1. @Tigger Lilly: Ouiiii, tu en avais parlé dans les commentaires sur Mémoires d'Hadrien!! Je comprends qu'on passe à côté en réalité, il y a quand même pas mal de choses que je n'ai pas saisies. Je pense toutefois que tu l'apprécierais plus aujourd'hui.

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  3. Intéressant mais je vais plutôt commencer par les Mémoires d'Hadrien, ça a l'air plus joyeux ^^

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    1. @Vert: Ça se termine sur une note d'espoir plus marquée, disons 😉 Mais n'hésite pas, que ce soit pour l'un ou l'autre. Je pense que tu aimerais. Cette femme était extraordinaire.

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  4. Bon ben, merci pour ce rappel qu'un jour il faudrait que je lise du Marguerite Yourcenar, tout de même ! (et oui, vive Wikipédia! je suis tombée il y a quelques jours sur le compte Tiktok d'une historienne, c'est terrible, après chaque vidéo je vais chercher des infos complémentaires !)

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    1. @Shaya: Une autrice à découvrir! 🤩 Haha génial d'en savoir plus sur l'histoire, mais ça prend un temps fou tout ça...

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