dimanche 21 mai 2023

La part des choses (1972)

Il y a deux ans, suite à un podcast, j'ai lu deux livres de Benoîte Groult, Mon évasion et Ainsi soit-elle, et j'ai adoré la rencontre avec cette féministe venue au militantisme assez tard. Par conséquent, je n'ai pas hésité quand je suis tombée sur ce roman dans l'étagère de livres à donner de ma médiathèque.


J'ai déjà dit dans mes billets précédents que Benoîte Groult n'avait pas sa langue dans sa poche. Ça se confirme ici. C'est extraordinaire, une verve pareille.

Foncièrement, l'histoire de ce roman est celle de plusieurs quadragénaires et cinquantenaires en pleine crise existentielle réunis sur un bateau pour faire le tour du monde à l'occasion du tournage d'un documentaire. Le personnage le plus présent est Marion. Certains chapitres adoptent son point de vue et d'autres sont carrément des extraits de son journal. Son mari l'a trompée pendant des années avec une de leurs amies, qui s'est suicidée environ un an plus tôt. À bord, on a aussi Iris, une femme riche désespérée par son âge, le départ de son fils et la froideur de son mari. Et Jacques, qui fuit ses cinq enfants et leurs demandes d'assistance incessantes et veut revivre après un infarctus. Et leurs compagnons ou compagnes respectifs.

Un petit huis clos d'Occidentaux temporairement pétés de flic qui dérivent à bord d'un yatch et se désolent de leurs vies sentimentales, ça n'a, en soi, rien pour me plaire. Mais avec Benoîte Groult, c'est aussi un portrait acéré des relations humaines en général et des relations homme-femme en particulier, et je me suis régalée. Je n'ai pas arrêté de souligner des passages.
"Iris s’était passionnée pour l’organisation du voyage mais elle commençait déjà à ressentir cette déception qu’elle éprouvait toujours à l’approche de la réalité. C’est elle-même qu’elle craignait de retrouver partout, cette femme vieillissante qu’Alex venait d’embrasser sur un sourcil avant de gagner son coin du lit. Il tenait à lire plusieurs ouvrages sur l'Inde avant d'y débarquer. Iris se moquait de l'Inde et voulait se faire mettre quelque chose de doux et de chaud. Chacun finit par s'endormir en considérant l'autre comme un bourreau."
La première phrase, c'est moi, chaque fois que j'ai cru que j'allais vivre un truc sympa, voire extraordinaire, dans ma vie: plus ça approchait, plus c'était... juste moi, avec les mêmes problèmes qu'avant. Donc, ça n'avait aucun intérêt. La suite, c'est un couple qui ne s'entend plus comme il y en a des milliards. Et il y a une femme qui veut faire l'amour. Plus tard, on la voit même se masturber. J'ai été très étonnée – mais je ne devrais plus l'être, je sais quand même depuis des lustres qu'on parlait de sexe dans les romans bien avant mon époque.

À propos de Tibère et Betty, les deux seuls voyageurs à être jeunes, Benoîte Groult, par la voix de Marion, écrit:
"La différence, c’est qu’aucun des hommes ici présents n’éprouve de complexe devant Tibère alors que nous, nous avons toutes un peu honte devant Betty. Honte d’être plus ou moins abîmées, de nous éloigner inexorablement du type idéal d’humanité, d’occuper auprès de nos maris, sans autre raison souvent que l’ancienneté, une place où beaucoup d’hommes ont déjà installé des Betty."
Et à propos d'Yves, le mari de Marion:
"Chaque fois qu’Yves m’a dit au cours de ces vingt années : "On ne dîne pas à la maison ce soir, tu es contente ? Comme ça, tu n’auras rien à préparer", j’ai pensé à la sous-entendue : "Mais demain bien sur, tu t’y remets"."
Je vous mets aussi le passage qui m'a fait rire:
"Jacques ne trouvait pas beaucoup de temps à passer avec ses enfants puisqu'il travaillait tant pour eux, mais Patricia se montrait une mère exemplaire. Elle avait docilement appris le vocabulaire des mères modernes, disait dysorthographie pour paresse d'apprendre les mots d'usage, asthénie pour refus de sortir du lit le matin, et comportement asocial pour les menus larcins, refus de prêter ses affaires, coups de pied en vache et cruautés diverses propres au jeune âge.
Tout cela se soignait bien sûr, chez des spécialistes spécialisés. Patricia disait "soigner", Jacques traduisait "payer"."
Oh, ma chère Benoîte, comme j'aime ce franc-parler et comme j'aimerais entendre ton avis sur les parents des années 2020. 🤣🤣🤣🤣

En parallèle de tout ça, on retrouve deux éléments qui ont marqué la vie de Benoîte Groult, à savoir la Bretagne et la navigation. Le roman s'ouvre et se referme en Bretagne, après que Marion a traversé la moitié de la planète en bateau. Cette parenthèse aura constitué une période de transition pour tous les personnages, qui repartiront de là pour une vie changée de diverses manières. Le titre prend tous sens dans le cas de Marion et Yves: la part des choses consiste pour elle, me semble-t-il, à rester avec lui pour les bonnes raisons, à savoir l'intimité et la complicité de ce dernier chapitre, et non les mauvaises, à savoir... l'habitude, tout banalement.

10 commentaires:

  1. Autobiographie, essai et maintenant roman, l'effet Benoîte Groult fonctionne avec tous les types de livres, c'est beau.
    "dans l'étagère de livres à donner de ma médiathèque" : Oh. C'est directement dans la médiathèque ? Ce sont des livres de la médiathèque ou des lecteurices ? (pardon, je réagis à quelque chose qui n'a rien à voir avec le livre 😅)

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    1. @Baroona: "l'effet Benoîte Groult fonctionne avec tous les types de livres, c'est beau" --> Je devrais essayer de lancer le mot-dièse #BenoîteRules 👀
      Alors, oui, cette étagère est directement dans la médiathèque, et elle est destinée aux dons des usagers. (En tout cas, je n'ai jamais vu de bouquin "réformé" dedans, et je ne sais pas ce que la médiathèque fait de ses livres au fur et à mesure qu'elle s'en sépare.) J'y ai déposé quelques livres au fil du temps et j'en ai récupéré quelques-uns. Je trouve ça super, et, évidemment, hyper pertinent dans un lieu destiné en grande partie à la lecture. 🥰

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  2. Ah oui le premier passage que tu cites m'a surprise haha je ne m'y attendais pas 😅
    Tiens, je ne connaissais pas l'asthénie héhé j'en ferai bon usage 😁

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    1. @Ksidra: Extra, j'espère que tu réussiras à le caser subtilement dans une conversation 👌

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  3. Ca a l'air à la fois drôle et triste ce livre. Un jour je découvrirai Benoite Groult, pfff, du temps du temps.

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    1. @Tigger Lilly: J'espère que tu la liras un jour. Elle a une vraie valeur patrimoniale. (Enfin, matrimoniale, hihi...) Ça permet aussi de remettre certaines choses en perspective, car je trouve que beaucoup de militants croient être les premiers à tout inventer, alors que le combat est là depuis des décennies.

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  4. La réflexion a l'air hyper intéressante, mais vu ma capacité à m'énerver sur mes lectures en ce moment, je vais attendre un peu pour le lire ^^

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    1. @Shaya: Hihi, ce n'est effectivement pas le moment!

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  5. Ça a l'air d'être une plume très intéressante mais j'aurais sans doute jamais le temps de la lire, alors merci de le faire comme toujours à ma place ^^

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