De Joris-Karl Huysmans, je n’ai longtemps connu que le nom
de famille, qui revient régulièrement quand on s’intéresse à Émile Zola, puis j’ai
lu sa nouvelle Sac au dos, qui fait partie du recueil Les Soirées de Médan. Mais
c’est en entendant la lecture d’un extrait de ce roman, Là-bas, dans je ne sais
absolument plus quel épisode de la Compagnie des auteurs sur France Culture, que j’ai décidé avec
détermination de le lire. C’était la description d’une crucifixion, avec un
Jésus sanglant, sale, pitoyable et répugnant d’une force hors de l’ordinaire.
Le genre de truc qui fait rêver les ados gothiques. Et comme je rêve d’être une
ado gothique, à défaut de l’avoir été…
Couverture de l'édition du Livre de Poche de 1966.
Un bonheur en soi.
"Démanchés, presque arrachés des épaules, les bras du Christ
paraissaient garrottés dans toute leur longueur par les courroies enroulées des
muscles. L’aisselle éclamée craquait; les mains grandes ouvertes brandissaient
des doigts hagards qui bénissaient quand même, dans un geste confus de prières
et de reproches; les pectoraux tremblaient, beurrés par les sueurs; le torse
était rayé de cercles de douves par la cage divulguée des côtes; les chairs
gonflaient, salpêtrées et bleuies, persillées de morsures de puces, mouchetées
comme de coups d’aiguilles par les pointes des verges qui, brisées sous la
peau, la dardaient encore, çà et là, d’échardes."
Là-bas est un roman assez chelou, en ceci qu’il se divise
assez distinctement entre deux histoires, mais n'a pour autant pas vraiment d'histoire.
D’une part, on suit un certain Durtal, écrivain blasé,
retiré du monde, qui se consacre à un livre sur Gilles de Rais. Il dîne chez le
sonneur de cloches de Saint-Sulpice avec son ami des Hermies, médecin, et les
conversations s’occupent beaucoup de satanisme (mais aussi, parfois, de littérature:
le roman s’ouvre par une diatribe anti-naturalisme assez amusante quand on sait
que l’auteur faisait, à l’origine, partie du cercle de Zola 😄). Durtal a une relation avec une femme mariée: d’abord, elle lui envoie des lettres
passionnées, puis ils passent à l’acte de manière compliquée, avec des
changements incessants de la part de Durtal, qui veut coucher, puis ne veut
plus, puis couche quand même, etc. [Divulgâcheur] L’apogée du roman, c’est quand
cette femme lui permet d’assister à une Messe noire. [Fin du divulgâcheur]
D’autre part, on suit aussi, au fil de chapitres épars, l’histoire
de Gilles de Rais, maréchal du XVe siècle et compagnon de Jeanne d’Arc, passé à
la postérité pour l’enlèvement, le viol et le meurtre de plusieurs dizaines d’enfants.
Deux histoires distinctes, donc, et le fil rouge du
satanisme, de l’occultisme, du succubisme et de la démonologie – mais pas vraiment
d’intrigue, au-delà de la relation assez instable et malsaine entre Durtal et Mme
de Chantelouve. Une fois le bouquin terminé, on ne sait pas trop ce qu’il faut en
tirer quant à l’évolution – ou plutôt la non-évolution – des personnages.
En ce sens, le roman me semble donc assez vain.
En revanche, il faut dire qu’il réserve quelques passages
assez spectaculaires, à l’image de ce Christ aux "chairs […] salpêtrées
et bleuies, persillées de morsures de puces". L’évocation des rituels
sataniques ne manque pas d’actes chelous et vaguement dérangeants à la fois, avec
une forte composante liée au sacrilège – se tatouer des crucifix sur la plante
des pieds afin de piétiner le Christ toute la journée, par exemple. Franchement
chelou, à mes yeux, mais très efficace comme symbole, dans ce que ça dit de l’opinion
que tu te fais de ton dieu. Je me demande d’ailleurs comment ce livre a été
reçu à l’époque de sa sortie. L’Église catholique a dû faire une attaque. Il
paraît que Huysmans s’est converti au catholicisme peu après, ce qui me laisse
assez perplexe…
(Si vous êtes catholique et avez lu ce livre, votre avis m’intéresse,
évidemment. Qu’en avez-vous pensé? Est-ce que ça vous blesse ou vous heurte,
ces gens qui profanent des hosties et dansent tout nus devant l’autel? Est-ce
que vous trouvez ça un peu ridicule? Daté? Puéril, parce que Dieu est forcément, par
essence même, plus grand que toute tentative de le rabaisser ou de lui nuire?)
Les autres passages spectaculaires, et les plus marquants,
sont ceux liés à Gilles de Rais et à sa dérive progressive vers le démonisme et
surtout la folie pédophile et meurtrière. Là, je crois pouvoir affirmer sans
hésiter qu’il vaut mieux vous abstenir de lire ce livre si vous êtes sensible
sur la question, car il y a quelques descriptions très claires des viols et des
tortures. Décidément, le XIXe siècle, qu’on considère comme très corseté, se
permettait de dire les choses sans ambages…
"Tu es bon, toi; ce n’est pas facile de se procurer des
enfants que l’on puisse impunément égorger, sans que des parents chiaillent et
sans que la police s’en mêle!"
Enfin, je retiendrai aussi le personnage de Mme de
Chantelouve, une figure protéiforme, à la fois femme du monde, épouse
indépendante et libérée qui ne cache pas à son mari qu’elle le trompe et qui n’hésite
pas à aller se chercher un amant, amoureuse soumise qui couche avec Durtal
alors que, à la base, elle ne le veut pas, et sataniste étrange, qui fait
partie du milieu mais ne participe pas à la transe collective de la Messe
noire. Lorsque Durtal la reçoit chez lui, lors de leur première nuit ensemble,
toute la préparation s’apparente à la préparation d’un viol, avec cet homme qui
réfléchit à la disposition des meubles pour arriver à ses fins et anticipe les
réactions de défense de la femme; mais au final, Chantelouve s’installe dans le
lit la première, pourvu de lui faire plaisir, et Durtal ne la rejoint qu’à
contrecœur, dégoûté de cette coucherie quasiment conjugale puis de l’ardeur
sexuelle de sa partenaire. Il faut dire que Durtal a quelques problèmes avec le
sexe, c’est dit dès le début du roman…
Voilà. Une lecture étrange, dans l’ensemble, mais que je
suis contente d’avoir faite, d’autant que c’est superbement bien écrit, avec
cette langue riche, typique du XIXe, que j’adore.
"Alors Durtal se sentit frémir, car un vent de folie secoua
la salle. L’aura de la grande hystérie suivit le sacrilège et courba les femmes;
pendant que les enfants de chœur encensaient la nudité du pontife, des femmes
se ruèrent sur le Pain Eucharistique et, à plat ventre, au pied de l’autel, le
griffèrent, arrachèrent des parcelles humides, burent et mangèrent cette divine
ordure."