Comme souvent, je me suis retrouvée un soir à errer devant ma bibliothèque, à la recherche d'un truc à lire dans un temps raisonnable, et j'ai soudain décidé de relire Madame Bovary de Flaubert. Je suis rentrée dedans super facilement, mais je n'ai pu lire qu'un chapitre avant de dormir, puis je n'ai rien pu lire pendant deux jours, puis j'ai bien vu que je n'allais pas avoir le temps de le lire dans de bonnes conditions, alors je l'ai enfilé dans une pile à lire annexe, la pile à relire. (Je vous laisse méditer sur ce concept un chouïa angoissant: la pile à relire. Elle contient tous les bouquins du monde, même ceux que tu as déjà lus. 👀)
Environ un mois plus tard, j'ai eu un créneau, et je l'ai donc relu.
Quel putain de bouquin, mes petits.
Alors, pour être honnête, je l'ai moins aimé que lors de ma précédente lecture, il y a une quinzaine d'années. Je m'étais alors beaucoup retrouvée en Emma Bovary, notamment dans son achat de deux vases bleus. En fait, ces vases sont mentionnés une seule fois, dans une liste d'achats, et n'ont strictement aucun rôle dans l'intrigue, hihi. Mais je m'étais VUE, moi, les innombrables fois où je me suis procuré quelque chose non pas pour l'objet en lui-même mais pour l'effet que cet objet était censé avoir sur moi, sur mon image de moi, sur ma valorisation de moi-même.
Cette fois, donc, l'identification a nettement moins marché, parce qu'Emma a aussi un côté écervelé. Et, bien que Flaubert écrive très bien, il n'est pas aussi brillant que Zola. Donc, mon enthousiasme a été plus modéré que la dernière fois (mais plus élevé que lors de ma toute première lecture, au lycée, dont je n'ai guère de souvenirs). Mais enthousiasme il y a tout de même, parce que Madame Bovary est d'une acuité et d'une modernité assez bluffantes.
Acuité parce que Flaubert croque ses personnages avec lucidité et précision, en leur donnant des caractères bien vivants même lorsqu'ils sont excessifs. Ce pauvre Charles Bovary, par exemple, est décidément bien peu fûté, mais on a tous connu, je suppose, des gens vraiment aussi peu fûtés que lui. Le pharmacien sympathique, mais très occupé à étaler sa science, est aussi très coloré. Et Emma évidemment, mais j'en parlerai plus dans le point suivant.
Modernité parce que Flaubert avait tout compris à la situation de la femme et que la plupart de ses propos restent d'actualité aujourd'hui. Élevée dans une campagne paumée puis au couvent, Emma ne connaît que la ferme, le catéchisme et les romans romantiques et naïfs avec des amours passionnés et torturés, type Walter Scott, et elle croit sincèrement que c'est cela qu'éprouve et vit une femme dans le mariage. Se retrouver à ne rien faire de ses journées et à partager ses soirées avec Charles Bovary, vous conviendrez que c'est la désillusion. Et comme l'amour est, croit-elle, la seule étincelle susceptible d'éclairer ses journées, elle tombe dans les bras du premier venu qui lui jette des regards langoureux ou lui fait des déclarations. On la voit prendre des tas de mauvaises décisions et on comprend qu'elle les prenne, à un certain niveau.
Moi, je n'ai pas été élevée au couvent, mais j'ai été élevée par Walt Disney, et je pense qu'il m'a fallu dix ans de couple stable pour me rendre compte que non, dans la vraie vie, on ne trouve pas la félicité éternelle en s'embrassant à la fin du dessin animé. Dix ans au cours desquels je me suis sentie flouée, j'ai été jalouse de tout le monde et je me suis sentie super illégitime dans mon couple, parce que ce n'était pas comme dans les films. Voilà. Merci, Walt.
(Sauf que moi, je ne me suis pas lancée dans l'adultère, hihi!)
Bref, la thématique de la prégnance de l'amour et du couple dans la vie d'une femme et les inconvénients d'une éducation limitée sont bien mis en avant et restent très pertinents aujourd'hui. Côté modernisme, il y a aussi une réplique sur la domination qui plairait à de nombreux militants:
"[Ces hommes] avaient le teint de la richesse, ce teint blanc que rehaussent la pâleur des porcelaines, les moires du satin, le vernis des beaux meubles, et qu’entretient dans sa santé un régime discret de nourritures exquises. [...] Ceux qui commençaient à vieillir avaient l’air jeune, tandis que quelque chose de mûr s’étendait sur le visage des jeunes. Dans leurs regards indifférents flottait la quiétude de passions journellement assouvies ; et, à travers leurs manières douces, perçait cette brutalité particulière que communique la domination de choses à demi faciles, dans lesquelles la force s’exerce et où la vanité s’amuse, le maniement des chevaux de race et la société des femmes perdues."
Les méchants hommes riches qui dominent les animaux et les femmes? Flaubert aurait pu être journaliste au Monde diplomatique. Et cette assurance discrète des riches n'a pas changé d'un iota depuis cent cinquante ans, à mon humble avis.
En sus, Flaubert est parfois assez drôle, par exemple dans cette description de ce pauvre Charles:
"Charles était là. Il avait sa casquette enfoncée sur ses sourcils, et ses deux grosses lèvres tremblotaient, ce qui ajoutait à son visage quelque chose de stupide ; son dos même, son dos tranquille était irritant à voir, et elle y trouvait étalée sur la redingote toute la platitude du personnage."
"Comment tailler en pièces son propre personnage", une formation express assurée par Gustave Flaubert. 👀
(Et c'est tellement VRAI, en même temps, ces gens qu'on prend tellement en grippe qu'une partie du corps en devient irritante. En tout cas, ça m'est arrivé.)
Enfin, la fin du roman est d'une cruauté rare, avec une agonie affreuse et des réactions exécrables – par exemple, tous les habitants du village qui défilent pour arracher une consultation au médecin de renom venu essayer de sauver Emma. Ce pauvre Charles, si banal, si bête et si chiant, était au final le seul individu bon de toute la ménagerie, avec un personnage secondaire que l'on voit pleurer. Les amants sont lâches et égoïstes; Lheureux est un monstre; le pharmacien ne pense in fine qu'à lui et son image. Une fin rude et dure, qui témoigne d'un gâchis effroyable. Et pourtant, on sort de là avec une sorte de rire sinistre aux lèvres, car Flaubert ne fait pas du tout dans le pathos, mais dans une sorte d'excès théâtral destiné à porter son message. Et ça marche très bien, cent soixante-cinq ans plus tard.
Une petite question demeure en suspens: qui est donc le narrateur de ce roman? Car les premières lignes, qui décrivent l'arrivée de Charles Bovary dans son école, sont écrites à la première personne du pluriel: "Nous étions à l'Étude, quand le Proviseur entra..." Un narrateur très discret, qui disparaît après quelques lignes, la suite du roman étant narrée à la troisième personne en point de vue omniscient. Mystère et boule de gomme.